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SOCIALISATIONS SPORTIVES ET INCLINAISONS ARTISTIQUES CHEZ LES ENSEIGNANTS D’ÉDUCATION PHYSIQUE ET SPORTIVE

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SOCIALISATIONS SPORTIVES ET INCLINAISONS ARTISTIQUES CHEZ LES ENSEIGNANTS D’ÉDUCATION PHYSIQUE ET SPORTIVE

Résumé : La plupart des enseignants d’Éducation Physique et Sportives ont un habitus sportif forgé au cours de plusieurs années de pratique réguliÈre et intense du sport. Les dispositions sportives de ces individus sont activées dans leur pratique professionnelle qui suppose l’enseignement du sport mais elles sont contrecarrées quand il s’agit d’enseigner aux élÈves des pratiques physiques artistiques. C’est pourquoi, certains professeurs, peu enclins à adopter et à transmettre la gestuelle de la danse, pratique artistique par excellence en EPS, se tournent vers le cirque qui, en intégrant prouesse et virtuosité, se rapproche de certaines pratiques sportives. Parmi ces professeurs qui programment du cirque dans leurs cours, certains développent une véritable passion pour cette pratique. L’article s’attache à montrer comment leurs dispositions sportives sont intégrées et revisitées dans une démarche artistique qui dépasse largement leur activité professionnelle.



Mots-cles: enseignant, socialisation, EPS, sport, pratique professionnelle

*

Une vingtaine d’entretiens et de nombreuses heures d’observation réalisées dans des cours d’EPS (Éducation Physique et Sportive)[1] consacrés à l’enseignement de pratiques physiques artistiques (Faure, Garcia 2005 et Garcia 2007) nous ont montré que les enseignants d’éducation physique provenant du monde du sport sont souvent embarrassés pour répondre à l’obligation qui leur est faite, depuis 1997, de programmer des APA (Activités Physiques Artistiques) dans leur cours. En effet, les dispositions sportives incorporées par ces individus s’accommodent assez mal des objectifs expressifs, sensibles et non compétitifs des pratiques physiques artistiques, surtout de la danse qui tient une place prépondérante dans les enseignements physiques à vocation artistique. Cette derniÈre génÈre d’importantes résistances parmi les enseignants d’éducation physique et certains préfÈrent, comme ils nous l’ont dit en entretien, ne pas répondre aux exigences du législateur que de l’enseigner.

Dans ce contexte, l'entrée, il y a une dizaine d'années, des arts du cirque dans le milieu scolaire, représente pour beaucoup de professeurs la possibilité de programmer une pratique artistique faisant appel à des compétences physiques qu’ils ont acquises au cours de leur socialisation sportive. Les savoirs et savoir-faire en gymnastique, escalade ou acrosport (élaboration de pyramides humaines) peuvent effectivement Être mis à contribution de l’enseignement des équilibres, des portés et des acrobaties circassiennes. En outre, les arts du cirque, en valorisant la prouesse physique et le « dépassement de soi », intÈgrent une « idéologie de la performance corporelle » (Sorignet 2004, p. 58), qui les rapproche symboliquement du sport.

La grande majorité des enseignants qui proposent des apprentissages circassiens à leurs élÈves se cantonne à l’enseignement d’exercices faisant écho à des pratiques sportives qu’ils connaissent et à un peu de jonglage. Mais, une minorité de professeurs ayant découvert le cirque dans le cadre de leur activité professionnelle, développe un intérÊt à son égard qui dépasse largement la nécessité de programmation d’activités artistiques dans leurs cours. Les arts du cirque sont vécus par ces individus comme une véritable passion[3] qui les conduit à mettre en place des ateliers et/ou des Associations Sportives de cirque , à réaliser des travaux pédagogiques et didactiques vouée à aider leurs confrÈres et consœurs dans l’enseignement de cette activité, à se rendre réguliÈrement à des spectacles circassiens, à suivre des stages ou des formations en arts du cirque et pour certains à intégrer des compagnies amateurs.

Dans cet article, notre attention se porte sur les modalités d’activation de l’inclinaison forte pour les arts circassiens que développement ces individus. Notre propos s'inscrit dans le cadre de la sociologie dispositionnaliste et contextualiste conçue comme « une sociologie de la socialisation (au sens durkheimien et non ordinaire du terme) qui étudie les traces dispositionnelles laissées par les expériences sociales et la maniÈre dont ces dispositions à sentir, à croire et à agir sont déclenchées (ou mises en veille) dans des contextes d'action variés » (Lahire, 2004 p. 28).

Partant de l'hypothÈse que le développement du goÛt pour les arts de la piste chez des enseignants d'EPS revoie à des transferts de dispositions acquises au cours de leur socialisation sportive et à l'actualisation d'aspirations artistiques élaborées dans d'autres cadres de socialisation, l'analyse vise à mettre en lumiÈre les maniÈres dont dispositions sportives et inclinaisons artistiques se « rencontrent » dans la spécialisation en cirque de professeurs d'EPS.

AprÈs avoir précisé le cadre méthodologique dans lequel s’inscrivent nos analyses, l’article met en exergue la place que tient la culture sportive dans le processus d'introduction des arts du cirque en EPS. Nous verrons que le cirque ne s’oppose pas aux pratiques physiques issues du sport et qu’il entre à l’école en contrepoint de la danse. Il favorise ainsi chez les enseignants, comme nous le montrerons dans la suite du texte, l’activation d’appétences artistiques sans remise en cause de l’ensemble des dispositions sportives. Notre examen des modalités de construction du goÛt pour le cirque chez certains professeurs est éclairé par la prise en considération de l’ordre de genre propre au monde sportif. En effet, celui-ci tient une place importante dans les socialisations corporelles sexuées des professeurs et par là mÊme dans leur appréhension des arts circassiens.

Précisions méthodologiques

Les analyses que nous proposons s’inscrivent dans une recherche plus générale, Institutions, culture et genre. Institutionnalisation des arts du cirque à l’épreuve du genre[5] dont l’ambition est de combiner différentes méthodes et terrains d’enquÊte pour essayer de saisir les relations d’interdépendance entre l’institutionnalisation du cirque et l’élaboration de configuration spécifiques du genre (entendu comme systÈme de différenciation et de hiérarchisation des sexes).

L'axe d’investigation portant sur le cirque en milieu scolaire a donné lieu à un rapport de recherche spécifique (Garcia, 2007). Il s’appuie principalement sur trois enquÊtes sociographiques dont l’une d’entre elles a abouti à la réalisation d'un film scientifique (Garcia, Chevillot, Jaubert, 2005). Elle a été conduite au lycée Pablo Picasso[6], situé dans une « cité » de la périphérie urbaine de Lyon (45 000 habitants, recensement de 1999, six mois d’enquÊte). Une autre enquÊte a été menée au collÈge Diderot (Jaubert, 2006). Cet établissement se trouve dans une municipalité « chic » de l’ouest lyonnais (4 997 habitants, recensement 1999, huit mois d’enquÊte). La derniÈre sociographie a été effectuée au collÈge Marie Curie (trois mois d'enquÊte), situé en zone rurale (1 571 habitants, recensement de 1999), à une centaine de kilomÈtres de Lyon.

Aux nombreuses heures d'observation et aux entretiens informels réalisés pour les sociographies, s'ajoutent 38 entretiens semi-directifs avec des acteurs institutionnels, des enseignants et des élÈves; 129 questionnaires administrés à des lycéens (Garcia, Vigneron, 2006); des observations ponctuelles de cours de cirque dans des collÈges et le traitement de 66 questionnaires visant à connaitre les propriétés (age, sexe, trajectoire scolaire, milieu d’origine) et certaines pratiques sociales (sportives, artistiques, culturelles) des élÈves inscrits dans les ateliers de l’Académie oÙ a été menée l’enquÊte.

L'analyse des modalités de construction du goÛt pour le cirque des enseignants d'EPS s'appuie principalement sur les entretiens formels et informels menés avec les trois professeurs d'EPS chargés des cours de cirque dans les établissements oÙ ont été effectuées les sociographies. La fréquentation assidue de ces personnes durant plusieurs mois dans le cadre des enquÊtes a permis de disposer d’une série d’informations à mÊme d’Être comparées pour mettre à jour le patrimoine individuel de dispositions et son degré d’homogénéité ou d’hétérogénéité. En effet, les individus ont été interviewés longuement dans le cadre d’un entretien pré-structuré au début de l’enquÊte de terrain. Ensuite, nous avons réalisé de nombreuses heures d’observation de leur pratique d’enseignement en prenant note à la fois de leurs maniÈres de faire et de leurs interactions avec les élÈves, l’artiste intervenant dans leurs cours et certains de leurs collÈgues. Dans le cadre de ce travail empirique nous avons eu beaucoup d’échanges informels avec les enseignants (dans leur établissement et en dehors de celui-ci) qui nous ont permis de dresser des « portraits sociologiques » (Lahire, 2002). Ceux-ci sont articulés à l’analyse de longs entretiens semi-directifs réalisés avec cinq autres professeurs responsables d’ateliers de cirque.

Nous situant dans une démarche configurationnelle (Elias, Scotson, 1997), nous ne considérons pas le traitement de ces matériaux de maniÈre autonome par rapport à l'ensemble des données dont nous disposons. En effet, les résultats que nous avançons sont issus d'un traitement interrelationnel de toutes les données construites sur les différents terrains d’investigation.

Le cirque à l'épreuve du sport en milieu scolaire

La socialisation sportive des enseignants d’EPS

Dans le monde sportif, l'idée d’une détermination biologique des sexes qui engendrerait des corps masculins et féminins aux performances physiques « naturellement » inégales est omniprésente et réifiée par les fédérations sportives qui instituent la non mixité des pratiques. Les résistances à l’entrée des femmes dans le monde sportif au cours du XXe siÈcle montrent la force des réprésentations « naturalisantes » de la féminité et de la masculinité qui s’y déploient. D’un côté, les femmes athlÈtes et robustes pénétrant dans les territoires masculins questionnent les fondements « naturels » de la suprématie masculine (McKay, Laberge, 2006), d’un autre côté, les normes dominantes de construction de la féminité n’intÈgrent pas la compétition, l’effort, la performance et l’excellence corporelle (Louveau, 2004) qui constituent autant de caractéristiques du corps sportif légitime.

Un des effets de l’ordre de genre propre au monde sportif est que la proportion de femmes professeurs d'EPS est relativement faible (46% des professeurs d'EPS sont des femmes) comparée au poids des femmes dans le corps enseignant (60% pour les certifiés et agrégés) (La Mission statistique du MinistÈre de la Jeunesse et des Sports, 2001). Bien que le CAPEPS (Certificat d’Aptitude à l’Enseignement de l’Éducation Physique et Sportive) et l'Agrégation en EPS ne soient pas explicitement soumis à l'exigence d'un niveau élevé de compétition sportive, il s'avÈre, au regard de notre enquÊte, que globalement les enseignants d'EPS, ont tous pratiqué du sport à haut niveau (compétitions régionales, nationales ou internationales) avant de passer le concours de recrutement qui leur a permis d'entrer dans l'Éducation Nationale. Parmi les femmes, certaines proviennent de la danse ou de la gymnastique rythmique, mais la plupart ont connu des parcours sportifs similaires à ceux de leurs confrÈres.

Les enseignants d’EPS des deux sexes connaissent ainsi un systÈme relativement cohérent de dispositions construit au cœur d’une socialisation sportive longue systématique et intense amorcée durant l’enfance et se prolongeant dans l’exercice de leur profession. L’habitus sportif ainsi constitué intÈgre une « morale de l’effort » et un « culte de la performance » oÙ le « dépassement de soi » est particuliÈrement valorisé (Knobé, 2004, p. 172-173). Ces valeurs « faites corps » trouvent, en outre, à s’actualiser sous la forme de visées éducatives dans l’exercice de la profession d’enseignant puisque le « goÛt de l’effort » fait partie des objectifs éducatifs de l’éducation physique à l’école (Méard, 2000). Ainsi, bien que l’entrée dans la profession d’enseignant s’articule avec l’arrÊt des pratiques compétitives (certaines d’entre elles sont cependant parfois maintenues dans des sports d’endurance), l’enseignement de pratiques physiques et sportives réactualise inlassablement les dispositions sportives des professeurs. En outre, beaucoup d’entre eux consacrent, en dehors de leur activité professionnelle, une partie de leur temps à la pratique sportive.

Le cirque en EPS : une révision artistique des valeurs sportives

Officiellement, l’EPS ne doit pas se confondre avec l’apprentissage d’Activités Physiques et Sportives (APS) considérées comme des « activités-support » pour le développement de compétences sociales et culturelles chez les élÈves. Pourtant, comme l’écrit Éric Dugas, « en EPS, on ne fait pas de l’EPS mais du sport ! » (Dugas, 2004, p. 5). En effet, nombre d’enquÊtes montrent que les sports dits « de base » (athlétisme, natation, gymnastique et les principaux sports collectifs) représentent presque la moitié des activités proposées en collÈge et lycée (Terret, Cogérino, Rogowski, 2006, p. 103).

Les APA, quant à elles, tiennent une place relativement marginale au sein de l’EPS et concernent surtout la « danse scolaire ». Bien que d’autres pratiques artistiques puissent Être programmées[7], celle-ci tient une position de quasi-monopole au sein des activités artistiques. D’une part, elle fait l’objet d’une importante promotion (en comparaison avec d’autres APA) au sein de la formation continue des enseignants d’EPS. D’autre part, élaborée dans le sillon de l’expression corporelle elle apparait comme une discipline peu codifiée et facile d’accÈs pour les non spécialistes. Mais, en prenant appui sur le discours de libération du corps qui s’est développé dans les années 1960 dans le domaine de l’éducation physique (Coltice, 2000), la « danse scolaire » rompt avec la culture sportive et répugne à beaucoup d’enseignants.

Inspecteur Pédagogique Régional (59 ans, professeur agrégé d’EPS, ancien gymnaste) : Les enseignants d’éducation physique dans leur ensemble, lorsque des programmes nouveaux ont introduit les activités artistiques comme possibilité et mÊme depuis progressivement, comme obligation, la réponse massive, en France, c’était d’aller vers la danse. Comme réponse à la demande d’activités de type esthétique. Moi, ça continue de m’étonner un petit peu parce que cette activité danse, elle fait partie des activités qui ne participaient pas à la culture qui massivement est une culture sportive en Éducation Physique. Donc, ça crée une véritable rupture et donc l’activité a été reprise, alors parce qu’il le faut, parce que les programmes le demandent, la pression existe. Donc, les enseignants, comme réponse, ont trouvé la danse. Et on se rend compte et on continue à se rendre compte qu’il y a de véritables difficultés parce que l’affaire n’est pas du tout gagnée. On ne passe pas d’une réflexion centrée sur une certaine vision des productions motrices et du corps qui est centrée sur la performance à une perspective qui elle envisage le corps comme autre chose.

L’ouverture récente de l’EPS aux arts du cirque , est alors conçue par certains enseignants comme une opportunité pour programmer une pratique artistique pour laquelle leurs compétences en gymnastique, escalade ou acrosport peuvent Être mobilisées. D’une maniÈre générale, l’investissement corporel que proposent les arts du cirque en EPS entre effectivement en résonance avec une corporéité sportive valorisée par les déséquilibres, la vitesse et les « prolongements machiniques » du corps (Pociello, p. 51). Jonglage, acrobaties, équilibres rebutent ainsi beaucoup moins les professeurs d’EPS (issus du monde sportif) que la « danse scolaire ».

Des socialisations sportives modulées par des inclinaisons artistiques

Le goÛt pour les « arts vivants »

ParallÈlement aux enseignements obligatoires d’EPS au sein desquels douze à quinze séances (de deux heures) de cirque peuvent Être proposées aux élÈves, il existe des cours facultatifs de cirque (ateliers et/ou associations sportives)[9]. Au cours de notre enquÊte, nous avons remarqué qu’ils sont encadrés par des professeurs pour lesquels le cirque n’est pas une activité comme les autres. AprÈs s’y Être initiés pour répondre aux exigences en matiÈre de programmation de pratiques artistiques, ces individus se sont en effet découvert un goÛt important pour les pratiques circassiennes qui les conduit à les investir bien au-delà de leurs obligations professionnelles.

En dégageant les éléments qui, dans leurs socialisations pourraient expliquer leur fort intérÊt pour le cirque, on remarque d’emblée que celui-ci s’élabore dans des trajectoires favorables à l’édification de goÛt culturels socialement légitimes. Issus de catégories intermédiaires (avec des parents enseignants pour certains) ou de milieux populaires, les personnes dont il est question, ont eu affaire à des « autruis significatifs »[10] (parents ou conjoints) les ayant sensibilisés au spectacle vivant selon des logiques de la distinction culturelle caractérisées par le « goÛt de la réflexion » et le dégoÛt du « goÛt des sens » (Bourdieu, 1979).

Six de nos interviewés ont un de leurs parents ou les deux qui étaient professeurs dans d’autres disciplines que l’EPS. Ils sont ainsi issus d’univers familiaux oÙ ils ont développé un rapport culturellement légitime à la culture ; les spectacles de danse contemporaine ou classique constituant des « sorties culturelles » réguliÈres durant l’enfance et l’adolescence. Quatre de ces six interviewés ont épousé un(e) enseignant(e) (les deux autres, des femmes, n’ont pas de compagnon ou d’époux), renforçant au cours de leur socialisation conjugale leur goÛt pour l’art culturellement légitime et pour le spectacle vivant. Les deux autres interviewés, des hommes issus de milieu populaire, ont construit leur goÛt pour le théatre et la danse à la fois dans leur milieu professionnel, via les formations en danse contemporaine, et dans leur relation conjugale. L’épouse de l’un (enseignante) et l’ex-compagne de l’autre (danseuse-chorégraphe) sont férues de spectacles de danse.

Mais, l’intérÊt pour les spectacles de danse de nos six interviewés ne se traduit pas « automatiquement » en de l’appétence pour la pratique de la danse. En effet, il semblerait, sur ce point, que leurs socialisations sportives constituent un obstacle à leur engagement en tant que pratiquants dans la danse. Nos enquÊtés ont tous suivi des formations de danse et se sont efforcés de l’enseigner mais pour aucun d’entre eux la danse ne représente une activité qu’ils apprécient de pratiquer et d’enseigner. Ainsi, la danse ne constitue pas, pour eux, une pratique à mÊme d’associer leurs appétences culturelles et leurs dispositions sportives.

À cet égard, le goÛt de Ludovic G. (39 ans, parents enseignants, épouse enseignante, CAPEPS, spécialisé en athlétisme) pour la danse africaine et le cirque est éloquent quant à l'attrait que des individus socialisés dans le domaine sportif peuvent éprouver pour des pratiques physiques artistiques détachées de « l’expressivité du corps » basée sur l’émotion et la symbolisation du geste que propose la « danse scolaire ».

Ludovic G [il explique qu’il n’a pas suivi beaucoup de cours de danse] : J’ai été formé en danse quand je suis passé à l’UREPS de Bordeaux à l’époque, je suis sorti en 1991 et donc la seule formation qu’on a eu c’était un Rythme et Mouvement. On avait eu une petite formation danse trÈs légÈre mais moi j’avais été volontaire pour faire Rythme et Mouvement et ça, ça m’avait beaucoup plus. Sinon, en 2004, j’avais participé à la demande d’amis sur ma commune, une MJC qui est assez dynamique, y’a la femme d’un ami qui fait de la danse africaine et à la vue de son premier spectacle, j’avais été super emballé aussi et je me suis dit « ce serait bien d’en faire ». (…)

[L’interviewé explique comment il a appris la danse africaine] Donc pendant 6 mois, une séance hebdomadaire de 2h le vendredi avec les copains. On est voisins donc on n’a pas beaucoup à se déplacer et vraiment ça a été super parce qu’on est parti de rien. Enfin, moi j’amais beaucoup, enfin beaucoup , j’ai toujours aimé ça, le rythme et mouvement ça m’a toujours plu, j’avais fait un petit peu de batterie quand j’étais gosse et du coup, enfin, je ne suis pas batteur du tout mais c’est quelque chose qui m’a toujours plu. (…)

Et donc, j’ai progressé et en six mois, on a pu participer à ce spectacle et enfin, oui, moi, le cirque et la danse africaine c’est des choses qui vont dans le mÊme sens quoi. Je me rends compte que j’évolue. Parce qu’autant dans la formation, j’étais assez réticent, dÈs qu’il y a des engins ça va bien mais la danse pour la danse, j’accroche pas. Alors que j’aime bien danser mais pas dans le domaine de l’EPS quoi.

Nos enquÊtés ne sont pas « allés vers » le cirque à partir des pratiques sportives. Ils sont d’abord « passés » par la danse, forme artistique la plus immédiatement accessible dans l’exercice du métier d’enseignant d’EPS. Mais, l’opposition de la « danse scolaire » au corps performant brime leurs dispositions sportives. En effet, la danse n’intÈgre pas « l’idéologie de la performance » et propose, au contraire, un travail sur « l’émotion » et le « sens » dans la gestuelle (Sorignet 2004, p. 58). Alors, la danse n’est pas à mÊme de produire un « effet de compensation » (Lahire, 1999, p. 44) pour des sportifs ayant incorporé du goÛt pour les arts vivants car elle suppose une mise en veille de la quasi-totalité de leurs dispositions sportives (physiques et mentales) conduisant à des « tiraillements dispositionnels ».

En revanche, le cirque permet le maintien actif de dispositions sportives (la performance physique) tout en activant des dispositions opposées à « l’esprit compétitif » et orientées vers la création artistique. Effectivement, l’investissement des ces individus dans les pratiques de cirque s’inscrit dans un « double mouvement » oÙ des inclinaisons artistiques se substituent plus ou moins radicalement selon les personnes au goÛt pour la compétition sportive.

Ruptures et distanciations avec le sport

Les enseignants d'EPS responsables d’ateliers de cirque ont tous pratiqué un sport (athlétisme, gymnastique, sport collectif) à un haut niveau de compétition et ont encadré des équipes vouées à la compétition au sein de l'Association Sportive. Mais, au cours du temps, l’initiation à des pratiques artistiques, des problÈmes de santé ou une baisse de leurs performances physiques les ont conduits à n’accorder que peu ou prou d’importance à la pratique compétitive.

Ludovic G. : Moi, j’étais vraiment trÈs sport, trÈs compét’. Maintenant, je m’ouvre. C’est-à-dire que je ne délaisse pas le sport et la compét’. Enfin, je me découvre une ouverture d’esprit, c’est bien, pour moi, c’est une richesse. Quand mÊme, quelque part, plutôt qu’avoir des œillÈres… (…) Et puis bon, avec la partie cirque, cet aspect artistique que je soupçonnais pas, enfin, je ne savais pas. Je ne savais que ça pouvait m’intéresser mais y’a plein de choses qui sont liées. Ca a été peut-Être le déclic.

Parmi nos huit enquÊtés, deux hommes issus de milieux populaires (Stéphane D., agrégé, 50 ans  et Georges L., CAPEPS, 43 ans), anciens footballeurs et deux femmes spécialisées en athlétisme (Sophie M, parents enseignants, CAPEPS, 28 et Éliane F., issue de milieu « intermédiaire », 45 ans, CAPEPS) ont quitté le « monde du sport ». Ils n’encadrent plus que l’AS consacrée au cirque et ont cessé toute pratique sportive. Ces individus ont remis en cause leur implication dans le sport à la suite de problÈmes de santé, sauf dans le cas la plus jeune d’entre eux, Sophie M. Fille d’enseignants et développant son réseau de sociabilité parmi les professeurs d’autres disciplines scolaires, ayant fréquenté assidÛment musées et théatres durant ses études à Paris, cette derniÈre juge l’EPS trop « fermée » et prépare le concours de Professeur des Écoles pour « pouvoir enseigner autre chose que du sport ». Sa consoeur, Éliane F., elle, s’engage depuis quelques années dans la pratique du yoga et d’autres pratiques physiques « douces », regrettant de « n’avoir pas quitté plus tôt le sport ».

Éliane F. (47 ans, professeurs d’EPS au collÈge Marie Curie, CAPEPS, spécialisée en athlétisme) : [Elle explique qu’elle n’est plus trÈs intéressée par le rapport au corps impliqué dans le sport, qu’elle s’est tournée vers le yoga depuis quelques années, à la suite d’un « travail sur elle »]. Moi, je ne suis plus du tout dans le monde sportif, j’en suis partie, il y a sept, huit ans. Je ne regrette pas. C’est intéressant, parce que mes enfants, ils ont été dans la compétition longtemps, la fille et le garçon et ils se comparaient toujours à moi, aux résultats, etc. Alors, on était dans une espÈce d’idôlatrie… Aujourd’hui, ma fille, elle est un peu plus apaisée avec ça. D’ailleurs, elle est en train de faire des études de prof d’EPS, elle les aurait jamais faites avant parce qu’ « elle était nulle », parce qu’elle avait de moins bons résultats. Elle fait de l’atlétisme aussi mais pas de la mÊme façon que j’en ai fait. Et c’est bien. Le garçon aussi fait de l’athlétisme. Ils ont fait de la gymn avant, ils ont fait des sports co. [On lui demande si ses parents faisaient du sport]. Oui, en compétition aussi. C’est une histoire familiale ! La musique aussi, parce qu’on est des musiciens aussi donc ça compensait… Ben, ma fille, elle est trÈs brillante en musique, donc ça l’a un petit peu confortée comme au niveau physique, elle était un peu moins bonne. Mais bon… Enfin, qu’elle réussissait moins du moins. (…) Ben, on vieillit, je crois qu’à un moment donné, on est obligé de couper. Le corps performant pour le corps bien-Être un peu, hein. Enfin, bon, c’est mon avis. [On lui demande comment certains sportifs continuent, d’aprÈs elle, à pratiquer quand ils vieillissent] Je sais pas [sourire]. Ils sont entraineurs, ils n’ont pas quitté le monde sportif, c’est sÛr. J’ai plein de copains, moi, qui sont restés comme ça. Qui passent à la fédé aussi, qui deviennent conseiller fédéral…

Stéphane D. (enseignant au collÈge Marie Curie, responsable de l’atelier de cirque), ancien joueur de football dont le pÈre était gardien de stade, a été contraint, lui, d'arrÊter toute pratique sportive, à la suite à d'importants problÈmes de santé, il y a un peu plus de dix ans. Il s'est alors tourné vers la danse que sa compagne de l'époque, une danseuse-chorégraphe lui avait fait découvrir. Intéressé par les arts du spectacle et baignant dans le milieu artistique par le biais de l'activité de sa compagne, Stéphane D., s'est initié aux arts circassiens dans le cadre de la formation continue. Cela a constitué pour lui une véritable révélation. Fasciné par les spectacles du Cirque du Soleil, il n'a eu alors de cesse de promouvoir l'enseignement du cirque dans son Académie. Il est devenu le premier formateur en arts du cirque de celle-ci, grace à des entrainements réguliers et une quÊte incessante d'outils pédagogiques et didactiques dans le domaine circassien. Détenteur du CAPEPS, il a obtenu l'agrégation (concours interne), ce qui d'aprÈs lui, a donné de la légitimité à son enseignement en arts du cirque aux yeux des Inspecteurs d'Académie.

Aujourd'hui, le collÈge oÙ il enseigne fait figure de référence en matiÈre d’enseignement des arts circassiens parmi les professeurs d’EPS de l'Académie. En effet, Stéphane D. a transmis non seulement ses savoir-faire, mais aussi sa passion du cirque à bon nombre de ses confrÈres et consœurs. Au cours des entretiens que nous avons réalisés avec les autres professeurs d’EPS encadrant un atelier, Stéphane D. a quasiment toujours été cité comme « déclencheur » de leur intérÊt pour le cirque.

Tous les élÈves du collÈge Marie Curie sont conduits à faire du cirque et ceux qui le souhaitent peuvent s’inscrire à l'atelier « cirque » qui en 2007, va d’ailleurs leur permettre de réaliser un voyage à l’école de cirque de Montréal. En effet, les spectacles annuels crées par Stéphane D. avec ses élÈves sont directement inspirés des représentations du Cirque du Soleil (cirque montréalais). Ils intÈgrent des acrobaties aériennes (ce qui est extrÊmement rare dans le domaine scolaire), des jeux de lumiÈres, des décors, des musique, de la chanson, des costumes de scÈne et plusieurs représentations sont programmées au mois de juin. Aujourd’hui Stéphane D. souhaiterais quitter l’Éducation Nationale pour fonder ce qu’il appelle une « école de la créativité». Se définissant avec ironie comme un « agrégé de pirouettes », il dit continuer à enseigner parce qu’il peut faire du cirque.

Georges L., lui, est, comme Stéphane D., issu de milieu populaire (son pÈre est décédé lorsqu’il était encore enfant et sa mÈre faisait des ménages pour gagner sa vie). Il s’est inscrit, aprÈs l’obtention du bac, à l’UFRAPS (Unité de Formation et de Recherche en Activités Physiques et Sportives) pour devenir professeur d’EPS. Jeune « footeux » (comme il se définit lui-mÊme), il a pris du recul par rapport à sa pratique sportive dÈs son entrée à l’UFRAPS. Là, avec deux amis également joueurs de football, il a décidé de découvrir la danse « par curiosité ». Marié avec une institutrice intéressée par le spectacle vivant, surtout le théatre et la danse, son intérÊt pour l’art chorégraphique a cru en mÊme temps que déclinait son goÛt pour le football. Gravement blessé au genou, il y a quelques années, il a cessé de pratiquer ce sport non seulement, d'aprÈs lui, pour des raisons de santé mais aussi parce qu'il considÈre que le football « n’est plus un sport mais une machine à fric oÙ ne comptent que l’argent et le spectacle ». AprÈs avoir passé quelques années à encadrer un atelier de danse, il s’est détourné également de cette pratique qu'il pense Être devenue 'trop intellectuelle', au profit du cirque.

Extrait d’entretien

Georges L. : Donc, j’ai toujours aimé la danse. J’allais souvent à la Maison de la Danse et puis j’ai été un peu déçu. Déçu par les gens qui aprÈs, vont trop loin pour moi. C’est à dire que pour moi, c’est plus de la danse aprÈs… C’est vrai qu’ils ont des explications un peu théoriques sur leurs créations, moi c’est pas ce que je regarde mÊme si l’explication est cohérente, si en face ce que je vois, ça ne m’intéresse pas. C’est de plus en plus dur d’avoir des places à la Maison de la Danse, de plus en plus cher et puis on a eu des abonnements ou la moitié des spectacles était, moi je considérais nulle quoi. Pourtant c’est des grands noms.

Pour ces quatre enquÊtés, la pratique des arts du cirque et leur enseignement participe d’un processus de transformation de leur rapport au sport et au corps voire à leur métier. Il apparait que pour trois de ces « anciens sportifs de haut niveau » la rencontre avec le cirque a eu lieu au moment oÙ de sensibles décalages se sont opérés entre leurs expériences passées incorporées (dispositions et appétences pour le sport) et des situations nouvelles liées à une impossibilité physique de maintenir un niveau de performances sportives aussi important qu’auparavant.

Pour les quatre autres enseignants interviewés, la découverte du cirque ne prend pas place dans un questionnement à propos du sens de leur implication dans la pratique sportive. Dans le cadre de la recherche d’une alternative à la danse, leur formation en arts du cirque (en formation continue) est vécue comme une véritable « révélation » qui semble leur permettre d’intégrer le monde de la culture (légitime) sans renoncer complÈtement à celui du sport. Leur engagement dans les arts du cirque ne les conduit donc pas à rompre avec le sport mais pour deux d’entre eux à se consacrer « corps et ame » au cirque et pour les deux autres à développer, parallÈlement à leurs pratiques sportives (d’endurance) des compétences en cirque.

Ainsi, Sandrine T. (43 ans, origines sociales « intermédiaires », conjoint enseignant d’EPS, agrégée, spécialisée en volley ball, enseignante au lycée Pablo Picasso) et Myriam C. (38 ans, origines sociales « intermédiares », CAPEPS, spécialisée en football) ont intégré des écoles de cirque de loisir et pour la premiÈre également une troupe amateur. L’une et l’autre pratiquent intensément et réguliÈrement les arts circassiens, mettant à contribution du cirque, certaines de leurs dispositions sportives (« morale de l’effort », pratiques acrobatiques). Véronique J. (36 ans, CAPEPS, spécialisée en gymnastique sportive) a une pratique sportive réguliÈre (ski de fond) mais elle « aspire à quelque chose de plus artistique » qui ne soit pas de la danse. Elle a suivi de nombreuses formations en cirque et pratique, comme ses consoeurs, également les arts circassiens dans une école de loisirs.

Ludovic G. quant à lui, fortement impliqué dans la pratique compétitive jusqu’à sa « découverte » des arts du cirque, a cessé l’enseignement du sport en AS (pour se consacrer entiÈrement au cirque dans ce domaine) et s’est tourné vers l’apprentissage du cirque et de la danse africaine tout en maintenant une pratique sportive intense (ski et course de fond).

Ludovic G. (37 ans, CAPEPS, spécialisé en athlétisme) [L’interviewé nous raconte la formation en cirque qu’il a suivi avec Stéphane D.] Il me semble que c’est durant l’année scolaire 2002-2003, on nous a proposé l’activité cirque, je l’ai acceptée parce que c’est quelque chose qui m’intéressait déjà que je n’avais pas du tout eu l’occasion de toucher ni de prÈs ni de loin et du coup j’ai été emballé. On a eu une semaine quasi complÈte : lundi, mardi, jeudi, vendredi donc quatre jours de formation. On est allé crescendo dans l’activité cirque. Donc, il y’avait un volet acrosport, un volet cirque et puis jonglerie et équilibres précaires et donc on a évolué sur la préparation d’un mini spectacle à partir du jeudi d’ailleurs tous les collÈgues se sont impliqués complÈtement. (…)

Et donc, ça faisait sept ans que je faisais Association Sportive « badminton » et là, immédiatement aprÈs le stage, je me suis dit : « j’ai envie d’évoluer » et pourtant c’est moi qui organisais les finales départementales par équipe chaque année. Donc, j’avais des collÈgues du département, c’était devenu une habitude parce qu’on était bien côté dans le collÈge et néanmoins j’ai voulu changer et j’ai jamais regretté et donc maintenant c’est depuis la rentrée scolaire 2003-2004.

Chez nos enquÊtés, l’orientation vers le cirque et le désinvestissement (plus ou moins important) du sport ne génÈre pas de tensions ou de tiraillements particuliers. Les analyses d’entretiens effectuées nous montrent que le « passage » de la pratique compétitive ou du sport en général au cirque apparait comme « naturel ».

« L’expressivité » à l’épreuve des socialisations sexuées

Bien que nos interviewés effectuent avec aisance des transferts de dispositions sportives vers la pratique circassienne, ils éprouvent de réelles difficultés à assortir leurs pratiques physiques de l’« expressivité » corporelle requise par les arts du spectacle. En effet, les facilités observées (par l’analyse du discours des interviewés) dans le passage de la pratique sportive à des pratiques circassiennes concernent des proximités entre la pratique d’activités physiques (la gymnastique sportive par exemple) et des pratiques de cirque (acrobatie, équilibres…). Mais, le cirque à vocation artistique ne se réduit pas à l’exécution de numéros plus ou moins spectaculaires, ni à leur mise en récit (logique dramaturgique qui consiste à « raconter une histoire » pour faire un spectacle). Il relÈve, pour les artistes, aussi d’une quÊte d’expression émotive.

D’une maniÈre générale, le modÈle de « l’expressivité » théatrale est hautement valorisé par les enseignants des ateliers de cirque en contrepoint du modÈle de « l’expressivité » de la danse contemporaine sur laquelle se fonde en grande partie la « danse scolaire ». Le premier consiste à « donner vie à un personnage » (en puisant éventuellement dans sa propre expérience ou dans sa subjectivité), le second en appelle à « l’intériorité » et d’une certaine maniÈre à l’introspection pour une « expression de soi » par le corps dansant (Sorignet, 2004). Ainsi, dans les ateliers s'impose une figure de « l’homme de scÈne », comique ou clown[11] . Dans les contextes analysés, l’expressivité théatrale sollicitée par les enseignants chez les élÈves est ainsi surtout mise au service de la création de numéros humoristiques.

Or, l’intérÊt que les professeurs femmes développent pour le cirque s’appuie, à la différence de ce qui se passe pour les hommes, sur un modÈle « d’expressivité » qui n’est pas seulement (et parfois pas du tout) celui de l’artiste comique. Leurs pratiques d’enseignement, les critÈres qu’elles retiennent pour solliciter des artistes, les maniÈres dont elles définissent les pratiques artistiques montrent qu’elles sont bien plus préoccupées que leurs confrÈres par la question de « l’expressivité émotive » .

Pour les femmes concernées par notre enquÊte, l’apprentissage et l’enseignement des arts du cirque apparait en effet comme une maniÈre de se rapprocher des images de la « féminité » intégrées dans les représentations collectives qu'elles ont délaissées au cours de leur socialisation sportive. L’incorporation de motricités socio-historiquement construites comme « masculines » est en effet, au principe de contradictions entre l’élaboration d’une hexis corporelle fondée sur les valeurs du sport et les attendus sociaux de « féminité ». C’est pourquoi, comme le montre Christine Menesson, « l’expérience des sportives comporte nécessairement des “décalages, des discordances et des ratés” générant une souffrance plus ou moins aiguisée » (Menesson, 2005, p. 355).

Le cirque permet à certains hommes d’exprimer des appétences artistiques sans remettre radicalement en question certaines dispositions sportives. Mais, du côté des femmes, il demeure une tension entre des aspirations « expressives » et « esthétiques » reliées à leur socialisation sexuée et une approche du cirque fondée sur des pratiques sportives. En effet, si dans le sous-champ artistique que constitue le « nouveau cirque », on trouve des productions fondées sur la démarche chorégraphique et une gestuelle inspirée de la danse, la convocation du cirque en EPS, principalement motivée par des résistances à l’enseignement de la danse, implique une mise à distance du corps dansant dans les arts circassiens. Ces derniers se présentent alors comme une « forme culturelle » privilégiant des modes d’expression artistique autres que ceux proposés par la danse contemporaine.

En ce sens, l’engagement des professeurs femmes dans les arts du cirque laisse relativement en suspend des aspirations esthétiques corporelles (grace, expression émotive…) acquises dans le cadre des socialisations féminines et mises en veille (partiellement tout au moins) dans les processus de socialisations sportives. C’est pourquoi, à la différence de leurs confrÈres, celles que nous avons rencontrées cherchent à intégrer dans leur pratique artistique et pédagogique du cirque, une gestuelle et une expressivité extraites de la danse tout en affirmant (dans les entretiens et dans les interactions avec les élÈves) que le cirque est différent de la danse.

Véronique J (36 ans, professeur d’EPS dans un collÈge classé en ZEP/REP, CAPEPS, spécialisée en gymnastique sportive) : En fait, moi, je suis partie au niveau du cirque, surtout sur ce qui est jonglage et une partie boule, monocycle… Etant gym [il s'agit de gymnastique sportive] à la base j’ai voulu vraiment me spécialiser. Donc, je sais pas, tout ce qui était roulade, des choses comme ça, j’avais envie de m’éloigner de ça. Et donc, l’intervenant de l’année derniÈre [un artiste circassien], il m’a apporté surtout la technique par rapport à ça. Et la limite de son intervention, c’était qu’à la fin, il avait du mal, comme moi, au niveau de la création. Arriver à faire créer… Enfin, passer du mime à quelque chose de créatif et avec une certaine émotion, c’était son point faible et moi, c’est mon point faible mais je le sais donc… Donc, c’est pour ça que cette année, j’ai demandé plutôt quelqu’un qui était danseuse et qui était sur ce créneau là quoi. (…) Moi, je pense en regardant ce que je fais que c’est beaucoup trop technique.

En fait, les professeurs femmes rencontrées sont relativement réfractaires à l’enseignement de la danse mais entretiennent vis à vis de celle-ci une relation ambivalente  faite d’attrait et de dégoÛt que l’on ne retrouve pas chez leurs confrÈres. En effet, si c’est derniers ont, au cours de leur trajectoire professionnelle, enseigner la danse, leur intérÊt pour les arts du cirque a signifié l’abandon de toute préoccupation pédagogique à son propos. L’entrée dans une pratique artistique fondée sur une « idéologie de la performance » favorise le déploiement de dispositions construites au sein de l’habitus sportif mais ne permet pas, en mÊme temps et pour la mÊme activité, l’activation de certaines dispositions corporelles et représentations sociales du corps féminin élaborées dans le cadre de socialisations féminines.

Conclusion

L’introduction des arts du cirque en EPS permet aux enseignants issus du monde sportif de trouver une alternative à la danse. En effet, le cirque par ses références gymniques (acrobaties, portés, équilibres) et les prouesses physiques qu’il suppose est en congruence avec les représentations du corps et des activités physiques élaborées dans le sport et incorporées par ces enseignants. Parmi eux, certains se découvrent une véritable passion pour les arts circassiens qui s’articule avec une mise en question de leur pratique sportive.

L’examen des modes d’élaboration de fortes inclinaison pour le cirque chez certains individus nous montre que l’on a affaire au transfert de certaines dispositions sportives élaborées dans une pratique compétitive, vers une pratique artistique. L’initiation aux arts circassiens (dans le cadre de la formation continue) agit comme un véritable « révélateur » d’appétences et inclinaisons pour le spectacle vivant construites au cours de la socialisation familiale ou conjugale des individus. Le déclin de la pratique compétitive s’associe alors pour certains avec une montée en puissance de goÛt pour la pratique circassienne. Les enseignants concernés développent ainsi des pratiques professionnelles et de loisirs les conduisant à renforcer leurs compétences culturelles et physiques dans le domaine des arts de la piste. Le cirque ne vient pas seulement « combler » la place laissée par la pratique compétitive, il facilite la rencontre entre des dispositions sportives « chevillées au corps » et des goÛts culturels jusqu’alors mis en veille dans le contexte professionnel.

Mais, on constate que si la rencontre entre socialisation sportive et inclinaison créative est relativement « heureuse », elle ne satisfait pas totalement les aspirations en matiÈre « d’expressivité corporelle » des femmes. En effet, une contradiction se fait jour, chez elles, entre la quÊte d’une activité artistique faisant appel à leurs dispositions sportives et une certaine attirance pour l’esthétisation du corps et l’expression émotive acquise dans le cadre de leur socialisation sexuée et contrecarrée par leurs carriÈres sportives.

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Film scientifique



L’Éducation Physique est sportive est un enseignement obligatoire dans le systÈme enseignement secondaire (collÈge et lycée) français.

Cette catégorie est théoriquement ouverte à toute pratique « à visée esthétique ou artistique ».

La passion résulte de dispositions et de fortes appétences pour la pratique en question (Lahire, 2002, p. 414-425).

Les ateliers de pratiques artistiques sont fondés sur un partenariat entre les services de l'action culturelle de Direction Générale des Affaires Culturelles (qui recrute et rémunÈre des artistes intervenant auprÈs des élÈves) et du Rectorat (qui rémunÈre le travail effectué par les enseignants). L’Association Sportive (intégrée à l’Union Nationale du Sport Scolaire, association loi 1901) propose, quant à elle, des cours dans différentes disciplines physiques et sportives avec l’organisation de compétitions. Dans les deux cas, les élÈves sont volontaires et participent aux cours en dehors des horaires d’enseignements obligatoires.

Programme retenu par le CNRS dans le cadre d’une délégation au sein du Groupe de Recherche sur la Socialisation, 2004-2008.

Les noms des établissements et des enquÊtés qui apparaissent dans ce texte sont des pseudonymes qui visent à préserver au mieux l’anonymat des personnes concernées.

La natation synchronisée, le patinage artistique ou la gymnastique rythmique peuvent Être reconnus comme APA à condition « de les détourner de leurs fondements sportifs (codes de référence, niveaux de difficulté), de les traiter exclusivement à partir de leur dimension artistique existante, de veiller à ce qu’elles conservent leur spécificité motrice » (Le Groupe de Recherche sur les APA, Académie de Poitiers, 2000, https://www.ac-poitiers.fr/eps/apsa/apa/apagen.htm).

Le cirque est entré officieusement dans les établissements scolaires depuis dix ans environ et il a pris place officiellement dans les programmes scolaires en 2000.

Pour faciliter la lecture des analyses, nous regrouperons, dans la suite de l'article, ces enseignements sous la catégorie générique « atelier » ainsi dégagée de sa signification institutionnelle.

Les « autruis significatifs » sont les individus proches qui, dans les espaces de socialisation que représentent la famille et le couple conjugual participent à l’élaboration des dispositions fortes de acteurs sociaux et auxquels ceux-ci s’identifient (Berger, Luckmann, 1996)

Précisions que la figure du clown à laquelle se réfÈrent les enseignants renvoie au clown du « cirque traditionnel » mais pas au « nouveau clown » appelé aussi « clown de théatre » qui consiste en la mise en scÈne d’un « personnage » élaboré à partir d’un travail d’introspection réalisé par l’artiste.



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