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LA CRITIQUE
I. — Esquisse d’une histoire de la méthode critique
p.35 Que les témoins ne doivent pas être forcément crus sur parole, les plus naïfs des policiers le savent bien. Quitte, du reste, à ne pas toujours tirer de cette connaissance théorique le parti qu’il faudrait. De même, il y a beau temps qu’on s’est avisé de ne pas accepter aveuglément tous les témoignages historiques. Une expérience, vieille presque comme l’humanité, nous l’a appris : plus d’un texte se donne pour d’une autre époque ou d’une autre provenance qu’il ne l’est réellement ; tous les récits ne sont pas véridiques et les traces matérielles, elles aussi, peuvent être truquées. Au moyen age, devant l’abondance même des faux, le doute fut souvent comme un réflexe naturel de défense. « Avec de l’encre, n’importe qui peut écrire n’importe quoi », s’écriait au XIe siècle un hobereau lorrain, en procès contre des moines qui s’armaient contre lui de preuves documentaires. La Donation de Constantin — cette étonnante élucubration qu’un clerc romain du VIIIe siècle mit sous le nom du premier César chrétien — fut, trois siècles plus tard, contestée dans l’entourage du très pieux Empereur Othon III. Les fausses reliques ont été pourchassées presque depuis qu’il y eut des reliques.
Cependant le scepticisme de principe n’est pas une attitude intellectuelle plus estimable ni plus féconde que la crédulité, avec laquelle d’ailleurs il se combine aisément dans beaucoup d’esprits un peu simples. J’ai connu, pendant l’autre guerre, un brave vétérinaire qui, non sans quelque apparence de raison, refusait systématiquement toute créance aux nouvelles des journaux. Mais un compagnon de hasard déversait‑il dans son oreille attentive les plus abracadabrants bobards ? Mon homme les buvait comme petit lait.
De même la critique de simple bon sens qui a été longtemps la seule p.36 pratiquée, qui, d’aventure, séduit encore certains esprits, ne pouvait mener bien loin. Qu’est‑ce, en effet, le plus souvent que ce prétendu bon sens ? Rien d’autre qu’un composé de postulats irraisonnés et d’expériences hativement généralisées. S’agit‑il du monde physique ? Il a nié les antipodes. Il nie l’univers einsteinien. Il a fait traiter de fable le récit d’Hérodote rapportant qu’en tournant autour de l’Afrique, les navigateurs voyaient un jour le point où le soleil se lève passer de leur droite à leur gauche. S’agit‑il d’actes humains ? Le pis est que les observations élevées ainsi à l’éternel sont forcément empruntées à un moment très court de la durée : la nôtre. Là a résidé le principal vice de la critique voltairienne, par ailleurs si souvent si pénétrante. Non seulement les bizarreries individuelles sont de tous les temps ; plus d’un état d’ames jadis commun nous parait bizarre, parce que nous ne le partageons plus. Le « bon sens », semble‑t‑il, interdirait d’accepter que l’empereur Othon Ier ait pu souscrire, en faveur des papes, des concessions territoriales inapplicables, qui démentaient ses actes antérieurs et dont ceux qui suivirent ne devaient tenir aucun compte. Il faut bien, croire, cependant, qu’il n’avait pas l’esprit bati tout à fait comme nous — que, plus précisément, on mettait de son temps, entre l’écrit et l’action, une distance dont l’étendue nous surprend — puisque le privilège est incontestablement authentique.
Le vrai progrès est venu le jour où le doute s’est fait, comme disait Volney, « examinateur » ; où des règles objectives, en d’autres termes, ont été peu à peu élaborées qui, entre le mensonge et la vérité, permettent d’établir un tri. Le jésuite Papebroeck, auquel la lecture des Vies de Saints avait inspiré une incoercible méfiance envers l’héritage du haut moyen age tout entier, tenait pour faux tous les diplômes mérovingiens, conservés dans les monastères. Non, répondit, en substance Mabillon, il y a incontestablement des diplômes forgés de toutes pièces, remaniés ou interpolés. Il en est aussi d’authentiques, et voici comment il est possible de les distinguer les uns des autres. Cette année là — 1681, l’année de la publication du De Re Diplomatica, une grande date en vérité dans l’histoire de l’esprit humain — la critique des documents d’archives fut définitivement fondée.
Tel fut bien, d’ailleurs, de toute façon, dans l’histoire de la méthode critique, le moment décisif. L’humanisme de l’age précédent avait eu ses velléités et ses intuitions. Il n’était pas allé plus loin. Rien de plus caractéristique qu’un passage des Essais. Montaigne y justifie Tacite d’avoir rapporté des prodiges. Affaire, dit‑il, aux théologiens et aux philosophes de discuter les « communes créances ». Les historiens n’ont qu’à les « réciter » comme leurs sources les leur donnent. « Qu’ils nous rendent l’histoire p.37 plus selon qu’ils reçoivent que selon qu’ils estiment ». En d’autres termes, une critique philosophique appuyée sur une certaine conception de l’ordre naturel ou divin, est parfaitement légitime ; et l’on entend de reste que Montaigne ne prend pas à son compte les miracles de Vespasien : non plus que beaucoup d’autres. Mais de l’examen, spécifiquement historique, d’un témoignage en tant que tel, il ne saisit visiblement pas bien comment la pratique en serait possible. La doctrine de recherches s’élabora seulement au cours de ce XVIIe siècle dont on ne place pas toujours la vraie grandeur là où il faudrait, et nommément, vers sa seconde moitié.
Les hommes de ce temps eux‑mêmes en ont eu conscience. C’était un lieu commun, entre 1680 et 1690, que de dénoncer comme une mode du moment le « pyrrhonisme de l’histoire ». « On dit », écrit Michel Levassor commentant ce terme, « que la droiture de l’esprit consiste à ne pas croire légèrement et à savoir douter en plusieurs rencontres. » Le mot même de critique, qui n’avait guère désigné jusque là qu’un jugement de goût, passe alors au sens presque nouveau d’épreuve de véracité. On ne le risque d’abord qu’en s’excusant. Car « il n’est pas tout à fait du bel usage » : entendez qu’il a encore une saveur technique. Il gagne cependant de plus en plus. Bossuet le tient prudemment à distance. Quand il parle de « nos auteurs critiques », on devine le haussement d’épaules. Mais Richard Simon l’inscrit dans le titre de presque tous ses ouvrages. Les plus avisés ne s’y méprennent d’ailleurs pas. Ce que ce nom annonce, c’est bien la découverte d’une méthode d’application presque universelle. La critique, cette « espèce de lambeau qui nous éclaire et nous conduit dans les routes obscures de l’antiquité, en nous faisant distinguer le vrai du faux », ainsi s’exprime Ellies du Pin. Et Bayle, plus nettement encore : « M. Simon a répandu dans cette nouvelle Réponse plusieurs règles de critique qui peuvent servir non seulement pour entendre l’Écriture, mais aussi pour lire avec fruit bien d’autres ouvrages. »
Or confrontons quelques dates de naissance : Papebroeck (qui, s’il se trompa sur les chartes, n’en a pas moins sa place au premier rang, parmi les fondateurs de la critique appliquée à l’historiographie), 1628 ; Mabillon, 1632 ; Richard Simon (dont les travaux dominent les débuts de l’exégèse biblique), 1638. Ajoutez, en dehors de la cohorte des érudits proprement dits, Spinoza — le Spinoza du Traité Théologico‑politique, ce pur chef‑d’œuvre de critique — philologique et historique : 1632 encore. Au sens le plus juste du mot, c’est une génération dont les contours se dessinent ainsi devant nous, avec une étonnante netteté. Mais il faut préciser davantage. C’est, très exactement, la génération qui vit le jour vers le moment où paraissait le Discours de la Méthode.
Ne disons pas : une génération de cartésiens. Mabillon, pour ne parler que de lui, était un moine dévot, orthodoxe avec simplicité et qui nous a laissé, comme dernier écrit, un traité de La Mort Chrétienne. On doutera qu’il ait connu de bien près la nouvelle philosophie, alors si suspecte à p.38 tant de pieuses gens ; plus encore que, s’il en eût d’aventure quelques lueurs, il y ait trouvé beaucoup de sujets d’approbation. D’autre part — quoi que semblent suggérer quelques pages, peut‑être trop célèbres, de Claude Bernard — les vérités d’évidence, de caractère mathématique, auxquelles le doute méthodique, chez Descartes, a pour mission de frayer le chemin — présentent peu de traits communs avec les probabilités de plus en plus approchées que la critique historique, comme les sciences du laboratoire, se satisfait de dégager. Mais, pour qu’une philosophie imprègne tout un age, il n’est nécessaire ni qu’elle agisse exactement selon sa lettre, ni que la plupart des esprits en subissent les effets autrement que par une sorte d’osmose, souvent à demi-inconsciente. Comme la « science » cartésienne, la critique du témoignage historique fait table rase de la créance. Comme la science cartésienne encore, elle ne procède à cet implacable renversement de tous les étais anciens qu’afin de parvenir par là à de nouvelles certitudes (ou à de grandes probabilités), désormais dûment éprouvées. En d’autres termes, l’idée qui l’inspire suppose un retournement presque total des conceptions anciennes du doute. Que ses morsures parussent une souffrance ou qu’on trouvat en lui, au contraire, je ne sais quelle noble douceur, il n’avait guère été considéré jusque là que comme une attitude mentale purement négative, comme une simple absence. On estime, désormais, que rationnellement conduit, il peut devenir un instrument de connaissance. C’est une idée dont l’apparition se place à un moment très précis de l’histoire de la pensée.
Dès lors, les règles essentielles de la méthode critique étaient en somme fixées. Leur portée générale échappait si peu, qu’au XVIIIe siècle, entre les sujets les plus fréquemment proposés par l’Université de Paris au concours d’agrégation des philosophes, on voit figurer celui-ci, qui rend un son curieusement moderne : « du témoignage des hommes sur les faits historiques ». Ce n’est pas assurément que les générations suivantes n’aient apporté à l’outil bien des perfectionnements. Surtout, elles en ont beaucoup généralisé l’emploi et considérablement étendu les applications.
Longtemps, les techniques de la critique furent pratiquées, au moins d’une manière suivie, à peu près exclusivement par une poignée d’érudits, d’exégètes et de curieux. Les écrivains attachés à composer des ouvrages historiques d’une certaine envolée ne se souciaient guère de se familiariser avec ces recettes de laboratoire, à leur gré beaucoup trop minutieuses — et c’est à peine s’ils consentaient à tenir compte de leurs résultats. Or, il n’est jamais bon que, selon le mot de Humboldt, les chimistes craignent « de se mouiller les mains ». Pour l’histoire, le danger d’un pareil schisme entre la préparation et la mise en œuvre est à double face. Il p.39 atteint d’abord et cruellement, les grands essais d’interprétation. Ceux‑ci ne manquent pas seulement, par là, au devoir primordial de la véracité patiemment cherchée ; privés, en outre, de ce perpétuel renouvellement, de cette surprise toujours renaissante que la lutte avec le document est seule à procurer, il leur devient impossible d’échapper à une oscillation sans trêve entre quelques thèmes stéréotypés qu’impose la routine. Mais le travail technique lui-même ne souffre pas moins. N’étant plus guidé d’en haut, il risque de s’accrocher indéfiniment à des problèmes insignifiants ou mal posés. Il n’est pas de pire gaspillage que celui de l’érudition, quand elle tourne à vide, ni de superbe plus mal placée que l’orgueil de l’outil qui se prend pour une fin en soi.
Contre ces périls, le consciencieux effort du XIXe siècle a vaillamment lutté. L’école allemande, Renan, Fustel de Coulanges ont rendu à l’érudition son rang intellectuel. L’historien a été ramené à l’établi. La partie, cependant, est‑elle tout à fait gagnée ? Il y aurait beaucoup d’optimisme à le croire. Trop souvent le travail de recherches continue de s’en aller cahin‑caha, sans choix raisonné de ses points d’application. Surtout, le besoin critique n’a pas encore réussi à conquérir pleinement cette opinion des « honnêtes gens » (au sens ancien du terme) dont l’assentiment, nécessaire sans doute à l’hygiène morale de toute science, est plus particulièrement indispensable à la nôtre. Ayant les hommes pour objet d’étude comment, si les hommes manquent à nous comprendre, n’aurions‑nous pas le sentiment de n’accomplir qu’à demi notre mission ?
Peut‑être, d’ailleurs, ne l’avons‑nous point, en réalité, parfaitement remplie. L’ésotérisme rébarbatif où les meilleurs parfois d’entre nous persistent à s’enfermer ; dans notre production de lecture courante, la prépondérance du triste manuel, que l’obsession d’un enseignement mal conçu substitue à la véritable synthèse ; la pudeur singulière qui, aussitôt sortis de l’atelier, semble nous interdire de mettre sous les yeux des profanes les nobles tatonnements de nos méthodes : toutes ces mauvaises habitudes, nées de l’accumulation de préjugés contradictoires, compromettent une cause pourtant belle. Elles conspirent à livrer, sans défense, la masse des lecteurs aux faux brillants d’une histoire prétendue, dont l’absence de sérieux, le pittoresque de pacotille, les parti pris politiques pensent se racheter par une immodeste assurance : Maurras, Bainville ou Plekhanov affirment, là où Fustel de Coulanges ou Pirenne auraient douté. Entre l’enquête historique, telle qu’elle se fait ou aspire à se faire, et le public qui lit, un malentendu incontestablement subsiste. Pour mettre en jeu des deux parts d’assez plaisants travers, la grande querelle des notes n’est pas le moins significatif de ces symptômes.
p.40 Les marges inférieures des pages exercent sur beaucoup d’érudits une attraction qui touche au vertige. Il est sûrement absurde d’en encombrer les blancs, comme ils le font, de renvois bibliographiques qu’une liste, dressée en tête du volume, eût, pour la plupart, épargnés ; ou pis encore, d’y reléguer, par pure paresse, de longs développements dont la place était marquée dans le corps même de l’exposé : en sorte que le plus utile de ces ouvrages, c’est souvent à la cave qu’il le faut chercher. Mais lorsque certains lecteurs se plaignent que la moindre ligne, faisant cavalier seul au bas du texte, leur brouille la cervelle, lorsque certains éditeurs prétendent que leurs chalands, sans doute moins hypersensibles en réalité qu’ils ne veulent bien les peindre, souffrent le martyre à la vue de toute feuille ainsi déshonorée, ces délicats prouvent simplement leur imperméabilité aux plus élémentaires préceptes d’une morale de l’intelligence. Car, hors des libres jeux de la fantaisie, une affirmation n’a le droit de se produire qu’à la condition de pouvoir être vérifiée ; et pour un historien, s’il emploie un document, en indiquer le plus brièvement possible la provenance, c’est‑à‑dire le moyen de le retrouver, équivaut sans plus à se soumettre à une règle universelle de probité. Empoisonnée de dogmes et de mythes, notre opinion, même la moins ennemie des lumières, a perdu jusqu’au goût du contrôle. Le jour où, ayant pris soin d’abord de ne pas la rebuter par un oiseux pédantisme, nous aurons réussi à la persuader de mesurer la valeur d’une connaissance sur son empressement à tendre le cou d’avance à la réfutation, les forces de la raison remporteront une de leurs plus éclatantes victoires. C’est à la préparer que travaillent nos humbles notes, nos petites références tatillonnes que moquent aujourd’hui, sans les comprendre, tant de beaux esprits.
Les documents que maniaient les premiers érudits étaient, le plus souvent, des écrits qui se présentaient eux‑mêmes ou que l’on présentait, traditionnellement, comme d’un auteur ou d’un temps donnés et qui racontaient délibérément tels ou tels événements. Disaient‑ils vrai ? Les livres qualifiés de mosaïques étaient‑ils réellement de Moïse — et de Clovis les diplômes qui portent son nom ? Que valaient les récits de l’Exode ou ceux des Vies de saints ? Tel était le problème. Mais, à mesure que l’histoire a été conduite à faire des témoignages involontaires un emploi de plus en plus fréquent, elle a cessé de pouvoir se borner à peser les affirmations explicites des documents. Il lui a fallu aussi leur extorquer les renseignements qu’ils n’entendaient pas fournir.
Or, les règles critiques, qui avaient fait leur preuve dans le premier cas, se montrèrent également efficaces dans le second. J’ai, sous les yeux, un lot de chartes médiévales. Certaines sont datées, d’autres, non. Là p.41 où l’indication figure, il faudra la vérifier : car l’expérience prouve qu’elle peut être mensongère. Manque‑t‑elle ? Il importe de la rétablir. Dans les deux cas, les mêmes moyens serviront. Par l’écriture (s’il s’agit d’un original), par l’état de la latinité, par les institutions auxquelles il est fait allusion et l’allure générale du dispositif, un acte, je suppose, répond aux usages facilement connaissables des notaires français aux environs de l’an mil. S’il se donne comme d’époque mérovingienne, voilà la fraude dénoncée. Est‑il sans date ? La voilà approximativement fixée. De même l’archéologue, qu’il se propose de classer par ages et par civilisations des outils préhistoriques ou de dépister de fausses antiquités, examine, rapproche, distingue les formes ou les procédés de fabrication, selon des règles, des deux parts, foncièrement semblables.
L’historien n’est pas, il est de moins en moins ce juge d’instruction un peu grincheux dont certains manuels d’initiation, si l’on n’y prenait garde, imposeraient aisément la désobligeante image. Il n’est pas devenu, sans doute, crédule. Il sait que ses témoins peuvent se tromper où mentir. Mais avant tout, il se préoccupe de les faire parler, pour les comprendre. Ce n’est pas un des moins beaux traits de la méthode critique que d’avoir réussi, sans rien modifier de ses premiers principes, à continuer de guider la recherche dans cet élargissement.
Il y aurait cependant mauvais gré à le nier : le mauvais témoignage n’a pas été seulement l’excitant qui a provoqué les premiers efforts d’une technique de vérité. Il reste le cas simple d’où celle‑ci, pour développer ses analyses, doit nécessairement partir.
II. — A la poursuite du mensonge et de l’erreur
De tous les poisons capables de vicier un témoignage, le plus virulent est l’imposture.
Celle‑ci, à son tour, peut prendre deux formes. C’est d’abord la tromperie sur l’auteur et la date : le faux au sens juridique du mot. Toutes les lettres publiées sous la signature de Marie‑Antoinette n’ont pas été écrites par elle ; il s’en trouve qui ont été fabriquées au XIXe siècle. Vendue au Louvre comme antiquité scitho‑grecque du IIIe siècle avant notre ère, la tiare dite de Saïtaphernès avait été ciselée en 1895 à Odessa. Vient ensuite la tromperie sur le fond. César, dans ses Commentaires, dont la paternité ne saurait lui être contestée, a sciemment beaucoup déformé, beaucoup omis. La statue qu’on montre à Saint‑Denis comme représentant Philippe le Hardi est bien la figure funéraire de ce roi, telle qu’elle fut exécutée après sa mort ; mais tout indique que le sculpteur p.42 se borna à reproduire un modèle de convention, qui n’a d’un portrait que le nom.
Or, ces deux aspects du mensonge soulèvent des problèmes bien distincts dont les solutions ne se commandent pas l’une l’autre.
Assurément, la plupart des écrits mis sous un nom supposé mentent aussi par le contenu. Les protocoles des Sages de Sion, outre qu’ils ne sont pas des Sages de Sion, s’écartent dans leur substance de la vérité autant qu’il est possible. Un soi-disant diplôme de Charlemagne se révèle-t‑il, à l’examen, comme forgé deux ou trois siècles plus tard ? Il y a tout à parier que les générosités dont il attribue l’honneur à l’Empereur ont été également inventées. Cela même, cependant, ne saurait être admis d’avance. Car certains actes ont été fabriqués à la seule fin de répéter les dispositions de pièces parfaitement authentiques qui avaient été perdues. Exceptionnellement, un faux peut dire vrai.
Il devrait être superflu de rappeler qu’inversement les témoignages les plus insoupçonnables dans leur provenance avouée ne sont pas pour autant, de toute nécessité, des témoignages véridiques. Mais avant d’accepter une pièce comme authentique, les érudits se donnent tant de mal pour la peser dans leurs balances qu’ils n’ont pas toujours ensuite le stoïcisme d’en critiquer les affirmations. Le doute, en particulier, hésite volontiers devant les écrits qui se présentent à l’abri de garanties juridiques impressionnantes : actes du pouvoir ou contrats privés, pour peu que ces derniers aient été solennellement validés. Ni les uns ni les autres ne sont pourtant dignes de beaucoup de respect. Le 21 avril 1834, avant le procès des Sociétés secrètes, Thiers écrivait au Préfet du Bas‑Rhin : « Je vous recommande d’apporter le plus grand soin à fournir votre contribution de documents pour la grande procédure qui va s’instruire Ce qu’il importe de bien éclaircir, c’est la correspondance de tous les anarchistes ; c’est l’intime connexion des événements de Paris, Lyon, Strasbourg ; c’est en un mot, l’existence d’un vaste complot embrassant la France entière. » Voilà incontestablement une documentation officielle bien préparée. Quant au mirage des chartes dûment scellées, dûment datées, la moindre expérience du présent suffit à le dissiper. Nul ne l’ignore : les actes notariés les plus régulièrement établis fourmillent d’inexactitudes volontaires, et j’ai souvenir d’avoir naguère antidaté, par ordre, ma signature au bas d’un procès‑verbal commandé par une des grandes administrations de l’État. Nos pères n’étaient pas là‑dessus plus délicats. « Donné tel jour, en tel lieu », lit‑on au bas des diplômes royaux. Mais consultez les comptes de voyage du souverain. Vous y verrez plus d’une fois qu’au jour dit, il séjournait, en fait, à plusieurs lieues de là. D’innombrables actes d’affranchissement de serfs que nul ne songeait, sans folie, à arguer de faux, s’affirment accordés par charité pure, alors que nous pouvons mettre en face d’eux la facture de la liberté.
p.43 Mais constater la tromperie ne suffit point. Il faut aussi en découvrir les motifs. Ne serait‑ce d’abord que pour la mieux dépister. Tant qu’un doute pourra subsister sur ses origines, il demeure en elle quelque chose de rebelle à l’analyse ; partant, de seulement à demi-prouvé. Surtout un mensonge, en tant que tel, est à sa façon un témoignage. Prouver, sans plus, que le célèbre diplôme de Charlemagne pour l’église d’Aix‑la‑Chapelle n’est pas authentique — c’est s’épargner une erreur ; ce n’est pas acquérir une connaissance. Réussissons‑nous, au contraire, à déterminer que le faux fut composé dans l’entourage de Frédéric Barberousse ? qu’il y eut pour raison d’être de servir les grands rêves impériaux ? Une vue nouvelle s’ouvre sur de vastes perspectives historiques. Voilà donc la critique amenée à chercher, derrière l’imposture, l’imposteur ; c’est‑à‑dire, conformément à la devise même de l’histoire, l’homme.
Il serait puéril de prétendre énumérer, dans leur infinie variété, les raisons qui peuvent amener à mentir. Mais les historiens, naturellement portés à intellectualiser à l’excès l’humanité, feront sagement de se souvenir que toutes ces raisons ne sont pas raisonnables. Chez certains êtres, le mensonge (bien qu’associé généralement lui-même à un complexe de vanité et de refoulement) devient presque, selon la terminologie d’André Gide, un « acte gratuit ». Le savant allemand qui peina à rédiger, en fort bon grec, l’histoire orientale dont il attribua la paternité au fictif Sanchoniathon, se serait aisément acquis, à moindres frais, une estimable réputation d’helléniste. Fils d’un membre de l’Institut, appelé lui-même plus tard à siéger dans cette honorable Compagnie, François Lenormant entra dans la carrière à dix‑sept ans, en mystifiant son propre père par la fausse découverte des inscriptions de La Chapelle Saint‑Eloi, entièrement fabriquées de ses mains ; déjà vieux et chargé de dignités, son dernier coup de maitre fut, dit‑on, de publier comme originaux de Grèce quelques banales antiquités préhistoriques qu’il avait simplement ramassées dans la campagne française.
Or, aussi bien que des individus, il a existé des époques mythomanes. Telles, vers la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, les générations préromantiques ou romantiques. Poèmes pseudo‑celtiques mis sous le nom d’Ossian ; épopées, ballades, que Chatterton crut écrire en vieil anglais : poésies prétendument médiévales de Clothilde de Surville ; chants bretons imaginés par Villemarqué ; chants soi-disant traduits du croate par Mérimée ; chants héroïques tchèques du manuscrit de Kravoli-Dvor — et j’en passe : c’est d’un bout à l’autre de l’Europe, durant ces quelques décades, comme une vaste symphonie de fraudes. Le moyen age, surtout du VIIIe au XIIe siècle, présente un autre exemple de cette épidémie collective. Certes la plupart des faux diplômes, des faux décrets pontificaux, des faux capitulaires, alors forgés en si grand nombre, le furent p.44 par intérêt. Assurer à une église un bien contesté, appuyer l’autorité du Siège Romain, défendre les moines contre l’Évêque, les évêques contre les métropolitains, le Pape contre les souverains temporels, l’empereur contre le Pape, les faussaires ne voyaient pas plus loin. Le fait caractéristique n’en demeure pas moins qu’à ces tromperies des personnages d’une piété et, souvent, d’une vertu incontestées ne craignaient pas de prêter la main. Visiblement, elles n’offusquaient guère la moralité commune. Quant au plagiat, il semblait universellement, en ce temps, l’acte le plus innocent du monde : l’annaliste, l’hagiographe s’appropriaient sans remords, par passages entiers, les écrits d’auteurs plus anciens. Rien de moins « futuriste » cependant, que ces deux sociétés, par ailleurs de type si différent. A sa foi, comme à son droit, le moyen age ne connaissait d’autre fondement que la leçon des ancêtres. Le romantisme souhaitait s’abreuver à la source vive du primitif autant que du populaire. Ainsi les périodes les plus attachées à la tradition ont été aussi celles qui prirent avec son exact héritage le plus de libertés. Comme si, par une singulière revanche d’un irrésistible besoin de création, à force de vénérer le passé on était naturellement conduit à l’inventer.
Au mois de juillet 1857, le mathématicien Michel Chasles communiqua à l’Académie des Sciences tout un lot de lettres inédites de Pascal, que lui avait vendues son fournisseur habituel, l’illustre faussaire Vrain‑Lucas. Il en ressortait que l’auteur des Provinciales avait, avant Newton, formulé le principe de l’attraction universelle. Un savant anglais s’étonna. Comment expliquer, disait‑il en substance, que ces textes fassent état de mesures astronomiques effectuées bien des années après la mort de Pascal et dont Newton lui-même n’eut connaissance qu’une fois publiés les premiers éditoriaux de son ouvrage ? Vrain‑Lucas n’était pas homme à s’embarrasser pour si peu. Il se remit à son établi ; et bientôt, réarmé par ses soins, Chasles put produire de nouveaux autographes. Pour signataire, ils avaient cette fois Galilée ; pour destinataire, Pascal. Ainsi l’énigme était éclaircie : l’illustre astronome avait fourni les observations ; Pascal, les calculs. Le tout, des deux parts, secrètement. Il est vrai : Pascal, à la mort de Galilée, n’avait que dix‑huit ans. Mais quoi ? ce n’était qu’une raison de plus d’admirer la précocité de son génie.
Voilà bien cependant, remarqua l’infatigable objecteur, une autre étrangeté : dans une de ces lettres, datée de 1641, on voit Galilée se plaindre de n’écrire qu’au prix de beaucoup de fatigue pour ses yeux. Or, ne savonsnous pas que depuis la fin de l’année 1637, il était en réalité complètement aveugle ? Pardon, répliqua peu après le bon Chasles ; à cette cécité chacun, je l’accorde, a cru jusqu’ici. Bien à tort. Car surgie à point nommé pour confondre la commune erreur, je puis maintenant verser aux débats une pièce décisive. Un autre savant italien le faisait connaitre à Pascal, le p.45 2 décembre 1641 : à cette date, Galilée, dont la vue sans doute faiblissait depuis plusieurs années, venait tout juste de la perdre entièrement
Tous les imposteurs, assurément, n’ont pas déployé autant de fécondité que Vrain‑Lucas ; ni toutes les dupes la candeur de sa lamentable victime ; mais que l’insulte au vrai soit un engrenage, que tout mensonge en entraine presque forcément, à sa suite, beaucoup d’autres, appelés à se prêter en apparence du moins, un mutuel appui — l’expérience de la vie l’enseigne et celle de l’histoire le confirme. C’est pourquoi tant de faux célèbres se présentent par grappes. Faux privilèges du siège de Canterbury, faux privilèges du duché d’Autriche — souscrits par tant de grands souverains, de Jules César à Frédéric Barberousse — faux, en arbre généalogique, de l’affaire Dreyfus : on croirait (et je n’ai voulu citer que quelques exemples) voir un foisonnement de colonies microbiennes. La fraude, par nature, enfante la fraude.
Il est enfin, une forme plus insidieuse, de la tromperie. Au lieu de la contre‑vérité brutale, pleine et, si je puis dire, franche, c’est le sournois remaniement ; interpolations dans des chartes authentiques ; dans la narration, broderies, sur un fond grossièrement véridique de détails inventés. On interpole généralement par intérêt. On brode souvent pour orner. Les ravages qu’une fallacieuse esthétique exerça sur l’historiographie antique ou médiévale ont été souvent dénoncés. Leur part n’est peut‑être pas beaucoup moindre dans notre presse. Fût‑ce aux dépens de la véracité, le plus modeste nouvelliste campe volontiers ses personnages selon les conventions d’une rhétorique dont l’age n’a point usé les prestiges et dans nos bureaux de rédaction, Aristote et Quintilien comptent plus de disciples qu’on ne le croit communément.
Certaines conditions techniques même semblent favoriser ces déformations. Quand fut condamné, en 1917, l’espion Bolo, un quotidien dit‑on publia, dès le 6 avril, le récit de l’exécution. D’abord fixée, en effet, à cette date, elle n’eut lieu réellement que onze jours plus tard. Le journaliste avait établi son « papier » d’avance ; persuadé que l’événement suivrait au jour prévu, il estima inutile de vérifier. Je ne sais ce que vaut l’anecdote. Certainement des fautes aussi lourdes sont exceptionnelles. Mais que, pour aller plus vite — car il faut avant tout livrer la copie à temps — les reportages de scènes attendues soient parfois préparés avant l’heure, la supposition n’a rien d’invraisemblable. Presque toujours, soyons‑en convaincus, le canevas, après observation, sera modifié, s’il y a lieu sur tous les points importants ; on doute, par contre, que beaucoup de retouches soient apportées aux traits accessoires, jugés nécessaires à la couleur et que personne ne songera à contrôler. Du moins, c’est ce qu’un profane croit entrevoir. On souhaiterait qu’un homme du métier nous apportat là‑dessus de sincères lumières. Le journal malheureusement p.46 n’a pas encore trouvé son Mabillon. Ce qui est sûr, c’est que l’obéissance à un code, un peu désuet, de bienséance littéraire, le respect d’une psychologie stéréotypée, la rage du pittoresque ne sont pas prés de perdre leur place dans la galerie des fauteurs de mensonges.
De la feinte pure et simple à l’erreur entièrement involontaire, il est bien des degrés. Ne serait‑ce qu’en raison de la facile métamorphose par où la bourde la plus sincère se mue, l’occasion aidant, en menterie. Inventer suppose un effort auquel répugne la paresse d’esprit commune à la plupart des hommes. Combien il est plus commode d’accepter complaisamment une illusion, à son origine spontanée, qui flatte l’intérêt du moment ?
Voyez l’épisode célèbre de « l’avion de Nuremberg ». Encore que le point n’ait jamais été parfaitement éclairci, il semble bien qu’un avion commercial français survola la ville peu de jours avant la déclaration de guerre. Il est probable qu’on le prit pour un appareil militaire. Il n’est pas invraisemblable que, dans une population déjà en proie aux fantômes de la mêlée prochaine, le bruit se soit alors répandu de bombes, ça et là jetées. Il est sûr pourtant qu’il n’en fut point lancé ; que les gouvernants de l’Empire allemand possédaient tous les moyens de réduire ce faux bruit à néant ; que, par suite, en l’accueillant, sans contrôle, pour en faire un motif de guerre, ils ont proprement menti. Mais sans rien imaginer, ni même, peut‑être, sans avoir d’abord une conscience très claire de leur imposture. L’absurde rumeur fut crue parce qu’il était utile de la croire. De tous les types du mensonge, celui qu’on se fait à soi-même ne compte point parmi les moins fréquents et le mot de sincérité recouvre un concept un peu gros, qui ne saurait être manié sans y introduire beaucoup de nuances.
Il n’en est pas moins vrai que beaucoup de témoins se trompent en toute bonne foi. Voilà donc le moment venu pour l’historien de mettre à profit les précieux résultats dont, depuis quelques décades, l’observation sur le vivant a armé une discipline presque nouvelle : la psychologie du témoignage. En tant qu’elles intéressent nos études, ces acquisitions semblent être, pour l’essentiel, les suivantes.
A en croire Guillaume de Saint‑Thierry, son disciple et ami saint Bernard fut un jour très surpris d’apprendre que la chapelle où, jeune moine, il suivait quotidiennement les offices divins, s’ouvrait au chevet par trois fenêtres ; il s’était toujours imaginé qu’elle n’en avait qu’une. Sur ce trait, l’hagiographe à son tour s’étonne et admire : quel parfait serviteur p.47 de Dieu un pareil détachement des choses de la terre ne présageait‑il point ? Sans doute, Bernard parait bien avoir été d’une distraction peu commune ; si du moins, il est vrai, comme on le raconte aussi, qu’il lui arriva plus tard de côtoyer toute une journée durant le Léman sans y prendre garde. De nombreuses épreuves cependant l’attestent : pour se tromper grossièrement sur les réalités qui devraient, semble‑t‑il, nous être les mieux connues, point n’est besoin de compter parmi les princes de la mystique. Les étudiants du professeur Claparède, à Genève, se sont montrés au cours d’expériences célèbres, aussi incapables de décrire correctement le vestibule de leur Université que le Docteur « à la parole de miel », l’église de son monastère. La vérité est que, dans la plupart des cerveaux, le monde environnant ne trouve que de médiocres appareils enregistreurs. Ajoutez que les témoignages n’étant, au propre, que l’expression de souvenirs, les erreurs premières de la perception risquent toujours de s’y compliquer d’erreurs de mémoire, de cette coulante, de cette » escoulourjante » mémoire, que dénonçait déjà un de nos vieux juristes.
Chez certains esprits, l’inexactitude prend des allures véritablement pathologiques — serait‑il trop irrévérencieux de proposer, pour cette psychose, le nom de « maladie de Lamartine » ? — Chacun le sait, ces personnes‑là ne sont pas ordinairement les moins promptes à affirmer. Mais, s’il est ainsi des témoins plus ou moins suspects et sûrs, l’expérience prouve qu’il ne s’en rencontre point dont les dires soient également dignes de foi sur tous les sujets et en toutes circonstances. Au sens absolu, le bon témoin n’existe pas ; il n’y a que de bons ou mauvais témoignages. Deux ordres de cause, principalement, altèrent, jusque chez l’homme le mieux doué, la véracité des images cérébrales. Les unes tiennent à l’état momentané de l’observateur : ce sont la fatigue, par exemple, ou l’émotion. D’autres, au degré de son attention. A peu d’exceptions près, on ne voit, on n’entend bien que ce qu’on s’attachait à percevoir. Un médecin se rend au chevet d’un malade ; je le croirai plus volontiers sur l’aspect de son patient, dont il a examiné avec soin le comportement, que sur les meubles de la chambre, sur laquelle il n’a probablement jeté que des regards distraits. C’est pourquoi en dépit d’un préjugé assez commun, les objets les plus familiers — comme, pour saint Bernard, la chapelle de Citeaux — comptent à l’ordinaire parmi ceux dont il est le plus difficile d’obtenir une juste description : car la familiarité amène presque nécessairement l’indifférence.
Or, beaucoup d’événements historiques n’ont pu être observés que dans des moments de violent trouble émotif, ou par des témoins dont l’attention, soit sollicitée trop tard, s’il y avait surprise, soit retenue par les soucis dé l’action immédiate, était incapable de se porter avec assez de force sur les traits auxquels l’historien avec raison attribuerait aujourd’hui un intérêt prépondérant. Certains cas sont célèbres. Le premier coup de feu qui, le 25 février 1848, devant l’Hôtel des Affaires Étrangères p.48 déclencha l’émeute — d’où devait sortir, à son tour, la Révolution — fut‑il tiré de la troupe ? ou de la foule ? Nous ne le saurons vraisemblablement jamais. Comment, d’autre part, chez les chroniqueurs, prendre désormais au sérieux les grands morceaux descriptifs, les peintures minutieuses des costumes, des gestes, des cérémonies, des épisodes guerriers, par quelle routine obstinée conserver la moindre illusion sur la véracité de tout ce bric à brac, dont se repaissait le menu fretin des historiens romantiques, alors qu’autour de nous pas un témoin n’est en mesure de retenir correctement, dans leur intégralité, les détails sur lesquels on a si naïvement interrogé les vieux auteurs ? Au mieux, ces tableaux nous donnent le décor des actions, tel que, du temps de l’écrivain, on s’imaginait qu’il devait être. Cela est extrêmement instructif ; ce n’est pas le genre de renseignements que les amateurs de pittoresque demandent généralement à leurs sources.
Il convient de voir cependant à quelles conclusions ces remarques, pessimistes peut‑être, seulement en apparence, engagent dorénavant nos études. Elles n’atteignent pas la structure élémentaire du passé. Le mot de Bayle demeure toujours juste. « Jamais on n’objectera rien qui vaille contre cette vérité que César a battu Pompée et que, dans quelque sorte de principe qu’on veuille passer en disputant, on ne trouvera guère de choses plus inébranlables que cette proposition : César et Pompée ont existé et n’ont pas été une simple modification de l’ame de ceux qui ont écrit leur vie. » Il est vrai : s’il ne devait subsister comme assuré, que quelques faits de ce type dépourvus d’explication, l’histoire se réduirait à une suite de notations grossières, sans grande valeur intellectuelle. Par bonheur, tel n’est point le cas. Les seules causes que la psychologie du témoignage frappe ainsi d’une fréquente incertitude sont les antécédents tout à fait immédiats. Un grand événement peut se comparer à une explosion. Dans quelles conditions, exactement, se produisit le dernier choc moléculaire, indispensable à la détente des gaz ? Force sera souvent de nous résigner à l’ignorer. Cela est regrettable sans doute, mais les chimistes sont‑ils toujours beaucoup mieux placés ? Cela n’empêche point que la composition du mélange détonant ne reste parfaitement susceptible d’analyse. La Révolution de 1848 — ce mouvement si clairement déterminé dont, par une étrange aberration, certains historiens ont cru pouvoir faire le type même de l’événement fortuit, de nombreux facteurs, très divers et très actifs que, dès l’heure, un Tocqueville a su entrevoir, l’avaient de longue date préparée. La fusillade du Boulevard des Capucines fut‑elle autre chose que l’ultime petite étincelle ?
Aussi bien, nous le verrons, des causes prochaines ne se dérobent pas seulement trop souvent à l’observation de nos répondants ; par suite, à la nôtre. En elles‑mêmes, elles constituent aussi dans l’histoire la part privilégiée de l’imprévisible, du « hasard ». Nous pouvons nous consoler, sans trop de peine, que les infirmités du témoignage les dissimulent p.49 ordinairement aux plus subtils de nos instruments. Même mieux connues, leur rencontre avec les grandes chaines causales de l’évolution représenterait le résidu de mensonges que notre science ne parviendra jamais à éliminer, qu’elle n’a pas le droit de prétendre éliminer. Quant aux ressorts intimes des destinées humaines, aux vicissitudes de la mentalité ou de la sensibilité, des techniques, de la structure sociale ou économique, les témoins que nous interrogeons là‑dessus ne sont guère sujets aux fragilités de la perception momentanée. Par un heureux accord, que Voltaire avait déjà entrevu, ce qu’il y a en histoire de plus profond pourrait être aussi ce qu’il y a de plus sûr.
Éminemment variable d’individu à individu, la faculté d’observation n’est pas, non plus, une constante sociale. Certaines époques s’en sont trouvées plus que d’autres dépourvues. Si médiocre, par exemple, que demeure aujourd’hui, chez la plupart des hommes, l’appréciation des nombres, elle n’est plus aussi universellement fautive que parmi les annalistes médiévaux ; notre perception, comme notre civilisation, s’est imprégnée de mathématiques. Cependant, si les erreurs du témoignage n’étaient déterminées, en dernière analyse, que par les faiblesses des sens ou de l’attention, l’historien n’aurait guère, en somme, qu’à en abandonner l’étude au psychologue. Mais par delà ces petits accidents cérébraux, d’une nature assez commune, beaucoup d’entre elles remontent à des causes autrement significatives d’une atmosphère sociale particulière. C’est pourquoi elles prennent souvent, à leur tour, comme le mensonge, une valeur documentaire.
Au mois de septembre 1917, le régiment d’infanterie auquel j’appartenais tenait les tranchées du Chemin des Dames, au nord de la petite ville de Braisne. Dans un coup de main, nous fimes un prisonnier. C’était un réserviste, négociant de son métier et originaire de Brême, sur la Weser. Peu après, une curieuse histoire nous vint de l’arrière des lignes. « L’espionnage allemand », disaient à peu près ces camarades bien informés, « quelle merveille ! On enlève un de leurs petits postes au cœur de la France. Qu’y surprend‑on ? Un commerçant établi durant la paix à quelques kilomètres de là : à Braisne ». Le coq-à-l’ane parait clair. Gardons‑nous cependant d’en rendre un compte trop simple. En accusera‑t‑on sans plus une erreur de l’ouïe ? Ce serait, en tout état de cause, s’exprimer assez inexactement. Car, plutôt que mal entendu, le nom véritable avait été sans doute mal compris : généralement inconnu, il n’accrochait pas l’attention. Par une pente naturelle de l’esprit, on crut saisir à sa place un nom familier. Mais il y a plus. Dans ce premier travail d’interprétation, un second, également inconscient, se trouvait déjà impliqué. L’image trop souvent véridique des ruses allemandes avait été popularisée par des p.50 innombrables récits : elle flattait au vif la sensibilité romanesque des foules. La substitution de Braisne à Brême s’harmonisait trop bien avec cette hantise pour ne pas s’imposer, en quelque sorte, spontanément.
Or, tel est le cas d’un grand nombre de déformations du témoignage. L’erreur presque toujours est orientée d’avance. Surtout, elle ne se répand, elle ne prend vie qu’à la condition de s’accorder avec les parti pris de l’opinion commune ; elle devient alors comme le miroir où la conscience collective contemple ses propres traits. Beaucoup de maisons belges présentent, sur leurs façades, d’étroites ouvertures, destinées à faciliter aux recrépisseurs le placement de leurs échafaudages ; dans ces innocents artifices de maçons, les soldats allemands, en 1914, n’auraient jamais songé à voir autant de meurtrières, préparées pour les francs‑tireurs, si leur imagination n’avait été hallucinée de longue date par la crainte des guérillas. Les nuages n’ont point changé de forme depuis le moyen age. Nous n’y apercevons plus cependant ni croix ni épée miraculeuses. La queue de la comète qu’observa le grand Ambroise Paré n’était vraisemblablement guère différente de celles qui balaient parfois nos ciels. Il crut pourtant y découvrir toute une panoplie d’armes étranges. L’obéissance au préjugé universel avait triomphé de l’habituelle exactitude de son regard ; et son témoignage, comme tant d’autres, renseigne, non sur ce qu’il vit en réalité, mais sur ce que, de son temps, on estimait naturel de voir.
Cependant, pour que l’erreur d’un témoin devienne celle de beaucoup d’hommes, pour qu’une mauvaise observation se métamorphose en un faux bruit, il faut aussi que l’état de la société favorise cette diffusion. Tous les types sociaux ne lui sont pas, à beaucoup près, également propices. Là-dessus, les extraordinaires troubles de la vie collective que nos générations ont vécus constituent autant d’admirables expériences. Celles du moment présent, à dire vrai, sont trop proches de nous pour souffrir encore une exacte analyse. La guerre de 1914‑1918 permet davantage le recul.
Chacun sait combien ces quatre années se sont montrées fécondes en fausses nouvelles. Notamment, chez les combattants. C’est dans la société très particulière des tranchées que leur formation semble la plus intéressante à étudier.
Le rôle de la propagande et de la censure fut, à sa façon, considérable. Mais exactement inverse de ce que les créateurs de ces institutions attendaient d’elles. Comme l’a fort bien dit un humoriste : « l’opinion prévalait aux tranchées que tout pouvait être vrai à l’exception de ce qu’on laissait imprimer ». On ne croyait pas aux journaux ; aux lettres, guère plus ; car, outre qu’elles arrivaient irrégulièrement, elles passaient pour très p.51 surveillées. D’où un renouveau prodigieux de la tradition orale, mère antique des légendes et des mythes. Par un coup hardi, que n’eût jamais osé rêver le plus audacieux des expérimentateurs, les gouvernements, abolissant les siècles écoulés, ramenaient le soldat du front aux moyens d’information et à l’état d’esprit des vieux ages, avant le journal, avant la feuille de nouvelles, avant le livre.
Ce n’était pas, ordinairement, sur la ligne de feu que les rumeurs prenaient naissance. Pour cela, les petits groupes y étaient trop isolés les uns des autres. Le soldat n’avait point le droit de se déplacer sans ordre ; il ne l’eût fait, d’ailleurs, le plus souvent qu’au péril de sa vie. Par moments, circulaient des voyageurs intermittents : agents de liaison, téléphonistes réparant leurs lignes, observateurs d’artillerie. Ces personnages considérables frayaient peu avec le simple troupier. Mais il y avait aussi des communications périodiques, beaucoup plus importantes. Elles étaient imposées par le souci de la nourriture. L’agora de ce petit monde des abris et des postes de guet, ce furent les cuisines. Là, une ou deux fois par jour, les ravitailleurs venus des divers points du secteur, se retrouvaient et bavardaient entre eux ou avec les cuisiniers. Ceux-ci savaient beaucoup, car placés au carrefour de toutes les unités, ils avaient en outre le rare privilège de pouvoir quotidiennement échanger quelques mots avec les conducteurs du train régimentaire, hommes fortunés qui cantonnaient au voisinage des états-majors. Ainsi, pour un instant, autour des feux en plein vent ou des foyers des roulantes, se nouaient, entre des milieux singulièrement dissemblables, des liens précaires. Puis les corvées s’ébranlaient par les pistes et les boyaux, et ramenaient jusqu’au plus avant du front, avec leurs marmites, les renseignements vrais ou faux, presque toujours déformés en tout cas, et prêts là-bas pour une nouvelle élaboration. Sur les plans directeurs, un peu en arrière des traits enlacés qui dessinaient les premières positions, on aurait pu ombrer de hachures une bande continue : c’eût été la zone de formation des légendes.
Or, l’histoire a connu plus d’une société régie, en gros, par des conditions analogues ; à cette différence près, qu’au lieu d’être l’effet passager d’une crise tout exceptionnelle, elles y représentaient la trame normale de la vie. Là aussi, la transmission orale était presque la seule efficace. Là aussi, entre les éléments très fragmentés, les liaisons s’opéraient presque exclusivement par des intermédiaires spécialisés, ou en des points de jonction définis. Colporteurs, jongleurs, pèlerins, mendiants tenaient la place du petit peuple errant des boyaux. Les rencontres régulières se produisaient dans les marchés ou à l’occasion des fêtes religieuses. Ainsi par exemple, durant le haut moyen age. Faites à coup d’interrogatoires avec les passants pour informateurs, les chroniques monastiques ressemblent beaucoup aux mémentos qu’auraient pu tenir, s’ils en avaient eu le goût, nos caporaux d’ordinaire. Ces sociétés‑là ont toujours été, pour les fausses nouvelles, un excellent bouillon de culture. Des relations p.52 fréquentes entre les hommes rendent aisée la comparaison entre les divers récits. Elles excitent le sens critique. Au contraire, on croit fortement le narrateur qui, à longs intervalles, apporte par des chemins difficiles les rumeurs lointaines.
III. — Essai d’une logique de la méthode critique
La critique du témoignage, qui travaille sur des réalités psychiques, demeurera toujours un art de finesse. Il n’existe point pour elle de livre de recettes. Mais c’est aussi un art rationnel qui repose sur la pratique méthodique de quelques grandes opérations de l’esprit. Elle a, en un mot, sa dialectique propre, qu’il convient de chercher à dégager.
Supposons que, d’une civilisation disparue, un seul objet subsiste ; qu’en outre, les conditions de sa découverte interdisent de le mettre en rapport même avec des traces étrangères à l’homme, telles que des sédimentations géologiques (car, dans cette recherche des liaisons, la nature inanimée peut avoir sa part). Il sera tout à fait impossible de dater ce vestige unique ni de se prononcer sur son authenticité. On ne rétablit, en effet, jamais une date, on ne contrôle et, en somme, on n’interprète jamais un document que par insertion dans une série chronologique ou un ensemble synchrone. C’est en rapprochant les diplômes mérovingiens tantôt entre eux, tantôt avec d’autres textes différents, d’époque ou de nature, que Mabillon a fondé la diplomatique ; c’est de la confrontation des récits évangéliques qu’est née l’exégèse. A la base de presque toute critique s’inscrit un travail de comparaison.
Mais les résultats de cette comparaison n’ont rien d’automatique. Elle aboutit, nécessairement, à déceler tantôt des ressemblances, tantôt des différences. Or, selon les cas, l’accord d’un témoignage avec les témoignages voisins peut imposer des conclusions exactement inverses.
Il faut considérer d’abord le cas élémentaire du récit. Dans ses Mémoires, qui ont fait battre tant de jeunes cœurs, Marbot raconte, avec une grande abondance de détails, un trait de bravoure dont il se donne pour le héros : à l’en croire, il aurait, dans le nuit du 7 au 8 mai 1809, traversé en barque les flots démontés du Danube, alors en pleine crue, pour enlever sur l’autre bord quelques prisonniers autrichiens. Comment vérifier l’anecdote ? En appelant à la rescousse d’autres témoignages. Nous possédons les ordres, les carnets de marche, les comptes rendus des armées en présence ; ils attestent que, durant la fameuse nuit, le corps p.53 autrichien, dont Marbot prétend avoir trouvé les bivouacs sur la rive gauche, occupait encore la rive opposée. De la Correspondance même de Napoléon, il ressort, par ailleurs, que le 8 mai, les hautes eaux n’avaient pas commencé. Enfin on a retrouvé une demande de promotion établie le 30 juin 1809, par Marbot en personne. Parmi les titres qu’il y invoque il ne souffle mot de son soi-disant exploit du mois précédent. D’un côté, voilà donc les Mémoires, de l’autre, tout un lot de textes qui les démentent. Il convient de départager ces irréconciliables témoins. Quelle alternative jugera‑t‑on la plus vraisemblable ? Que sur le moment même, les états-majors, l’Empereur lui-même, se soient trompés (à moins que, Dieu sait pourquoi, ils aient sciemment altéré la réalité) ; que le Marbot de 1809, en mal d’avancement, ait péché par folle modestie : ou que, beaucoup plus tard, le vieux guerrier, dont les hableries sont, par ailleurs, notoires, ait donné un nouveau croc-en-jambe à la vérité ? Personne assurément n’hésitera : les Mémoires, une fois de plus, ont menti.
Ici donc, la constatation d’un désaccord a ruiné un des témoignages opposés. Il fallait que l’un d’eux succombat. Ainsi l’exigeait le plus universel des postulats logiques : qu’un événement puisse à la fois être et ne pas être, le principe de contradiction l’interdit impitoyablement. Il se rencontre de par le monde des érudits dont la bienveillance s’épuise à découvrir entre des affirmations antagonistes, un moyen terme : c’est imiter le marmot qui, interrogé sur le carré de 2, comme l’un de ses voisins lui soufflait « 4 », et l’autre « 8 », crut tomber juste en répondant « 6 ».
Restait ensuite à faire choix du témoignage rejeté et de celui qui devait subsister. Une analyse psychologique en a décidé : chez les témoins, tout, à tour, on a pesé les raisons présumées de la véracité, du mensonge ou de l’erreur. Il s’est trouvé, en l’espèce, que cette appréciation portait un caractère d’évidence presque absolue. Elle ne manquera pas de se montrer, en d’autres circonstances, affectée d’un beaucoup plus fort coefficient d’incertitude. Des conclusions qui se fondent sur un délicat dosage de motifs supposent, de l’infiniment probable au tout juste vraisemblable, une longue dégradation.
Mais voici maintenant des exemples d’un autre type.
Une charte, qui se dit du XIIe siècle, est écrite sur papier, alors que tous les originaux de cette époque jusqu’ici retrouvés sont sur parchemin ; la forme des lettres y apparait très différente du dessin qu’on observe sur les autres documents de même date ; la langue abonde en mots et en tours de style étrangers à leur usage unanime. Ou bien, la taille d’un outil prétendument paléolithique révèle des procédés de fabrication employés, à notre connaissance, seulement en des temps beaucoup plus p.54 proches de nous. Nous conclurons que la charte, que l’outil sont des faux. Comme précédemment, le désaccord condamne. Mais pour des raisons d’une nature très différente.
L’idée qui, cette fois, guide l’argumentation est que, dans une même génération d’une même société, il règne une similitude de coutumes et de techniques trop forte pour permettre à aucun individu de s’éloigner sensiblement de la pratique commune. Nous tenons pour assuré qu’un Français du temps de Louis VII traçait ses jambages à peu près comme ses contemporains ; qu’il s’exprimait à peu près dans les mêmes termes ; qu’il se servait des mêmes matières ; que, si un ouvrier des tribus magdaléniennes, pour découper ses pointes d’os, avait disposé d’une scie mécanique, ses camarades en auraient usé comme lui. Le postulat, en résumé est là d’ordre sociologique. Confirmées, sans nul doute, dans leur valeur générale par une constante expérience de l’humanité, les notions d’endosmose collective, de pression du nombre, d’impérieuse imitation sur lesquelles il repose, se confondent au total avec le concept même de civilisation.
Il ne faut pas cependant que la ressemblance soit trop forte. Elle cesserait alors de déposer en faveur du témoignage. Elle en prononcerait au contraire la condamnation.
Quiconque a pris part à la bataille de Waterloo a su que Napoléon y fut vaincu. Le témoin, trop original, qui nierait la défaite, nous le tiendrions pour un faux témoin. Par ailleurs, que Napoléon ait été vaincu à Waterloo, nous consentons qu’il n’y ait pas, en français, beaucoup de manières distinctes de le dire, pour peu qu’on se borne à cette simple et grossière constatation. Mais deux témoins, ou soi-disant tels, décrivent-ils la bataille exactement dans le même langage ? Ou, fût‑ce au prix d’une certaine diversité d’expression, exactement avec les mêmes détails ? On conclura sans hésiter que l’un des deux a copié l’autre ou qu’ils copièrent tous deux un modèle commun. Notre raison refuse, en effet, d’admettre que, placés nécessairement en des points différents de l’espace et doués de facultés d’attention inégales, deux observateurs aient pu noter, trait pour trait, les mêmes épisodes : que, parmi les innombrables mots de la langue française, deux écrivains travaillant indépendamment l’un de l’autre se soient fortuitement trouvés faire choix des mêmes termes, pareillement assemblés, pour raconter les mêmes choses. Si les deux récits se donnent pour pris directement à la réalité, il faut donc que l’un d’eux, au moins, mente.
Considérez encore, sur deux monuments antiques, sculptées de part et d’autre dans la pierre, ces deux scènes guerrières. Elles se rapportent à des campagnes différentes. Elles sont représentées pourtant sous des p.55 traits presque pareils. L’archéologue dira : l’un des deux artistes certainement a plagié l’autre, à moins qu’ils ne se soient tous deux contentés de reproduire un poncif d’école. Peu importe que les combats aient été séparés seulement par un court intervalle ; qu’ils aient opposé peut‑être des adversaires pris dans les mêmes peuples — Égyptiens contre Hittites, Assur contre Élam. Nous nous révoltons contre l’idée que, dans l’immense variété des attitudes humaines, deux actions distinctes, à des moments divers, aient pu voir se renouveler exactement les mêmes gestes. Comme témoignage sur les fastes militaires qu’elle feint de retracer, l’une des deux images au moins — sinon les deux — est proprement un faux.
Ainsi la critique se meut entre ces deux extrêmes : la similitude qui justifie et celle qui discrédite. C’est que le hasard des rencontres a ses limites et que l’accord social est de mailles, à tout prendre, assez lache. En d’autres termes, nous estimons qu’il y a dans l’univers et dans la société assez d’uniformité pour exclure l’éventualité d’écarts trop marqués. Mais cette uniformité, telle que nous nous la représentons, se tient à des caractères très généraux. Elle suppose, pensons‑nous, en quelque sorte elle englobe, aussitôt qu’on pénètre plus avant dans le réel, un nombre de combinaisons possibles trop proche de l’infini pour que leur répétition spontanée soit concevable : il y faut un acte volontaire d’imitation. Si bien qu’au bout du compte, la critique du témoignage s’appuie sur une instinctive métaphysique du semblable et du dissemblable, de l’un et du multiple.
Reste, lorsque l’hypothèse de la copie s’est ainsi imposée, à fixer les directions d’influence. Dans chaque couple, les deux documents ont‑ils puisé à une source commune ? A supposer que l’un d’eux, au contraire, soit original, auquel reconnaitre ce titre ? Parfois la réponse sera fournie par des critères extérieurs, tels que, par exemple, les dates relatives, s’il est possible de les établir. A défaut de ce secours, l’analyse psychologique, s’aidant des caractères internes de l’objet ou le texte, reprendra ses droits.
Il va de soi qu’elle ne comporte pas de règles mécaniques. Faut‑il, par exemple, poser en principe, comme certains érudits semblent le faire, que les remanieurs vont constamment multipliant les inventions nouvelles ; en sorte que le texte plus sobre et le moins invraisemblable aurait toujours chance d’être le plus ancien ? Cela est vrai quelquefois. D’inscription en inscription, on voit les chiffres des ennemis tombés sous les coups d’un roi d’Assyrie s’enfler démesurément. Mais il arrive aussi que la raison se rebelle. La plus fabuleuse des Passions de Saint Georges est la première en date ; par la suite, reprenant le vieux récit, les rédacteurs p.56 successifs en ont sacrifié d’abord tel trait, puis tel autre, dont l’intempérante fantaisie les choquait. Il y a bien des façons différentes d’imiter. Elles varient selon l’individu, parfois selon des modes communes à une génération. Pas plus qu’aucune autre attitude mentale, elles ne sauraient se présupposer, sous prétexte qu’elles nous paraitraient « naturelles ».
Heureusement, les plagiaires se trahissent souvent par leurs maladresses. Quand ils ne comprennent pas leur modèle, leurs contre‑sens dénoncent la fraude. Cherchent‑ils à déguiser leurs emprunts ? La gaucherie de leurs stratagèmes les perd. J’ai connu un lycéen qui, durant une composition, l’œil fixé sur le devoir de son voisin, en transcrivait soigneusement les phrases à rebours. Avec beaucoup d’esprit de suite, il muait les sujets en attributs et l’actif au passif. Il ne réussit qu’à fournir à son professeur un excellent exemple de critique historique.
Démasquer une imitation, c’est, là où nous croyons d’abord avoir affaire à deux ou plusieurs témoins, n’en plus laisser subsister qu’un. Deux contemporains de Marbot, le comte de Ségur et le général Pelet, ont donné du prétendu passage du Danube un récit analogue au sien. Mais Ségur venait après Pelet. Il l’a lu. Il n’a guère fait que le copier. Quant à Pelet, il a beau avoir écrit avant Marbot ; il était son ami, il l’avait sans nul doute souvent entendu évoquer ses fictives prouesses — car l’infatigable vantard se préparait volontiers, en dupant ses familiers, à mystifier la postérité. Marbot reste donc bien notre unique garant, puisque ses cautions apparentes n’ont parlé que d’après lui. Lorsque Tite‑Live reproduit Polybe, fût‑ce en l’ornant, c’est Polybe qui est notre seule autorité. Lorsque Éginhard, sous couleur de nous peindre Charlemagne, démarque le portrait d’Auguste par Suétone, il n’y a plus, au sens propre, de témoin du tout.
Il arrive enfin que, derrière le soi-disant témoin, un souffleur se cache qui ne voulait point se nommer. Étudiant le procès des Templiers, Robert Lea a observé que, lorsque deux accusés appartenant à deux maisons différentes étaient interrogés par le même inquisiteur, on les voyait invariablement avouer les mêmes atrocités et les mêmes blasphèmes. Venus de la même maison, étaient‑ils, au contraire, interrogés par des inquisiteurs différents ? Les aveux cessent de concorder. La conclusion évidente est que le juge dictait les réponses. C’est un trait dont les annales judiciaires fourniraient, j’imagine, d’autres exemples.
Nulle part, sans doute, le rôle tenu dans le raisonnement critique, par ce qu’on pourrait appeler le principe de ressemblance limitée, n’apparait sous un jour plus curieux qu’avec une des applications les plus neuves de la méthode : la critique statistique.
J’étudie, je suppose, l’histoire des prix entre deux dates déterminées, p.57 dans une société bien liée, que parcourent des courants d’échanges actifs. Après moi, un second travailleur, puis un troisième entreprennent la même recherche, mais à l’aide d’éléments qui, différents des miens, diffèrent également entre eux : autres livres de comptes, autres mercuriales. Chacun de notre côté, nous établissons nos moyennes annuelles, nos nombres‑indices à partir d’une base commune, nos graphiques. Les trois courbes se recouvrent à peu près. On en conclura que chacune d’elles fournit du mouvement une image sommairement exacte. Pourquoi ?
La raison n’est pas seulement que dans un milieu économique homogène les grandes fluctuations des prix devaient nécessairement obéir à un rythme sensiblement uniforme. Cette considération suffirait sans doute à frapper de suspicion des courbes brutalement divergentes ; non à nous assurer que, parmi tous les tracés possibles, celui que les trois graphiques s’accordent à donner soit, parce qu’ils s’y accordent, forcément le vrai. Trois pesées, avec des balances pareillement faussées, fourniront le même chiffre, et ce chiffe sera faux. Tout le raisonnement repose ici sur une analyse du mécanisme des erreurs. De ces erreurs de détail, aucune des trois listes de prix ne saurait être tenue pour exempte. En matière de statistique, elles sont à peu près inévitables. Supposons même éliminées les fautes personnelles du chercheur (sans parler de méprises plus grossières : qui de nous osera se dire sûr de n’avoir jamais achoppé dans l’affreux dédale des anciennes mesures ? ) si merveilleusement attentif qu’on imagine l’érudit, il restera toujours les pièges tendus par les documents eux-mêmes : certains prix ont pu être, par étourderie ou mauvaise foi, inexactement inscrits ; d’autres seront exceptionnels (prix « d’amis » par exemple, ou inversement prix de dupes) par là fort propres à troubler les moyennes ; les mercuriales qui enregistraient les cours moyens pratiqués sur les marchés n’auront pas toujours été dressées avec un soin parfait. Mais sur un grand nombre de prix, ces erreurs se compensent. Car il serait hautement invraisemblable qu’elles fussent toujours allées dans le même sens. Si donc la concordance des résultats, obtenus à l’aide de données différentes, les confirme les uns par les autres, c’est qu’à la base la concordance dans les négligences, les menues tromperies, les menues complaisances nous parait, à juste titre, inconcevable. Ce qu’il y a d’irréductiblement divers dans les témoins a amené à conclure que leur accord final ne peut venir que d’une réalité dont l’unité foncière était, dans ce cas, hors de doute.
Les réactifs de l’épreuve du témoignage ne sont pas faits pour être maniés brutalement. Presque tous les principes rationnels, presque toutes p.58 les expériences qui la guident, trouvent, pour peu qu’on les pousse à fond, leurs limites dans des principes ou des expériences contraires. Comme toute logique qui se respecte, la critique historique a ses antinomies, au moins apparentes.
Pour qu’un témoignage soit reconnu authentique, la méthode, on l’a vu, exige qu’il présente une certaine similitude avec les témoignages voisins. A appliquer, cependant, ce précepte à la lettre, que deviendrait la découverte ? Car qui dit découverte, dit surprise, et dissemblance. Une science qui se bornerait à constater que tout se passe toujours comme on l’attendait, la pratique n’en serait guère profitable, ni amusante. On n’a pas retrouvé jusqu’ici de charte rédigée en français (au lieu de l’être comme précédemment en latin) qui soit antérieure à l’année 1204. Imaginons que demain un chercheur produise une charte française datée de 1180. Conclura‑t‑on que le document est faux ? ou que nos connaissances étaient insuffisantes ?
Non seulement, d’ailleurs, l’impression d’une contradiction entre un témoignage nouveau et son entourage risque de n’avoir d’autre origine qu’une temporaire infirmité de notre savoir. Mais il arrive que le désaccord soit authentiquement dans les choses. L’uniformité sociale n’a pas tant de force que certains individus ou petits groupes ne puissent y échapper. Sous prétexte que Pascal n’écrivait pas comme Arnauld, que Cézanne ne peignait pas comme Bouguereau, refusera‑t‑on d’admettre les dates reconnues des Provinciales ou de la « Montagne Sainte Victoire » ? Arguera-t‑on de faux les plus anciens outils de bronze pour la raison que la plupart des gisements du même temps ne nous donnent encore que des outils de pierre ?
Ces fausses conclusions n’ont rien d’imaginaire et la liste serait longue des faits que la routine érudite a d’abord niés parce qu’ils étaient surprenants : depuis la zoolatrie égyptienne, dont Voltaire s’égayait si fort, jusqu’aux vestiges romains de l’ère tertiaire. A y mieux regarder cependant, le paradoxe méthodologique n’est que de surface. Le raisonnement de ressemblance ne perd pas ses droits. Il importe seulement qu’une plus exacte analyse discerne les écarts possibles, les points de similitude nécessaires.
Car toute originalité individuelle a ses bornes. Le style de Pascal n’appartient qu’à lui ; mais sa grammaire et le fonds de son vocabulaire sont de son temps. Par l’emploi qu’elle fait d’une langue inusitée, notre charte supposée de 1180 aura beau différer des autres chartes de même date jusqu’ici connues. Pour qu’elle soit jugée recevable, il faudra que son français se conforme, en gros, à l’état du langage attesté, à cette époque, par les textes littéraires ; que les institutions mentionnées correspondent à celles du moment.
Aussi bien la comparaison critique bien entendue ne se satisfait pas p.59 de rapprocher les témoignages sur un même plan de la durée. Un phénomène humain est toujours le maillon d’une série qui traverse les atres. Le jour où un nouveau Vrain‑Lucas, jetant sur la table de l’Académie une poignée d’autographes, prétendra nous prouver que Pascal inventa, avant Einstein, la relativité généralisée, tenons‑nous pour assurés d’avance que les pièces seront fausses. Ce n’est pas que Pascal fût incapable de trouver ce que ne trouvaient pas ses contemporains. Mais la théorie de la relativité prend son point de départ dans un long développement antérieur de spéculations mathématiques. Si grand fût‑il, aucun homme ne pouvait, par la seule force de son génie, suppléer à ce travail des générations. Lorsque, par contre, devant les premières découvertes de peintures paléolithiques, on vit certains savants en contester l’authenticité ou la date, sous prétexte qu’un pareil art ne saurait avoir fleuri, puis s’évanouir, ces sceptiques raisonnaient mal : il y a des chaines qui se brisent et les civilisations sont mortelles.
Quand on lit, écrit en substance le Père Delehaye, que l’Église célèbre le même jour la fête de deux de ses serviteurs morts, tous deux, en Italie ; que la conversion de l’un et de l’autre fut amenée par la lecture de la Vie des Saints ; qu’ils fondèrent chacun un ordre religieux sous le même vocable ; que ces deux ordres, enfin, furent supprimés par deux papes homonymes, il n’est personne qui ne soit tenté de s’écrier qu’un seul individu, dédoublé par erreur, a été inscrit au martyrologe sous deux noms divers. Il est bien vrai, pourtant, que pareillement conquis à la vie religieuse par l’exemple de pieuses biographies, saint Jean Colombini établit l’ordre des Jésuates et Ignace de Loyola celui des Jésuites ; qu’ils moururent tous les deux un 31 juillet, le premier près de Sienne en 1364, le second à Rome en 1556 ; que les Jésuates furent dissous par le Pape Clément IX et la Compagnie de Jésus par Clément XIV. L’exemple est piquant. Il n’est sans doute pas unique. Si jamais un cataclysme ne laisse subsister de l’œuvre philosophique de ces derniers siècles que quelques maigres linéaments, combien de scrupules de conscience ne préparent pas aux érudits de l’avenir l’existence de deux penseurs qui, anglais l’un et l’autre et porteurs tous deux du nom de Bacon, s’accordèrent à faire dans leurs doctrines une grande part à la connaissance expérimentale ? M. Païs a condamné comme légendaires beaucoup d’anciennes traditions romaines pour la seule raison, ou peu s’en faut, qu’on y voit ainsi repasser les mêmes noms, associés à des épisodes assez semblables. N’en déplaise à la critique du plagiat, dont l’ame est la négation des répétitions spontanées d’événements ou de mots, la coïncidence est une de ces bizarreries qui ne se laisse pas éliminer de l’histoire.
p.60 Mais il ne saurait suffire de reconnaitre en gros la possibilité de rencontres fortuites. Réduite à cette simple constatation, la critique balancerait éternellement entre le pour et le contre. Pour que le doute devienne instrument de connaissance, il faut que, dans chaque cas particulier, puisse être pesé avec quelque exactitude le degré de vraisemblance de la combinaison. Ici, la recherche historique, comme tant d’autres disciplines de l’esprit, croise sa route avec la grande voie royale de la théorie des probabilités.
Évaluer la probabilité d’un événement, c’est mesurer les chances qu’il a de se produire. Cela posé, est‑il légitime de parler de la possibilité d’un fait passé ? Au sens absolu, évidemment non. L’avenir seul est aléatoire. Le passé est un donné qui ne laisse plus de place au possible. Avant le coup de dé, la probabilité pour que n’importe quelle face apparût était de un sur six ; une fois le cornet vidé, le problème s’évanouit. Il se peut que nous hésitions plus tard, si ce jour‑là le trois ou bien le cinq était sorti. L’incertitude est alors en nous, dans notre mémoire ou celle de nos témoins. Elle n’est pas dans les choses.
A bien l’analyser, pourtant, l’usage que la recherche historique fait de la notion du probable n’a rien de contradictoire. L’historien qui s’interroge sur la probabilité d’un événement écoulé, que tente‑t‑il, en effet, sinon de se transporter par un mouvement hardi de l’esprit, avant cet événement même pour en jauger les chances, telles qu’elles se présentaient à la veille de son accomplissement ? La probabilité reste donc bien dans l’avenir. Mais la ligne du présent ayant été, en quelque sorte, imaginairement reculée, c’est un avenir d’autrefois bati avec un morceau de ce qui, pour nous, est actuellement le passé. Si le fait a incontestablement eu lieu, ces spéculations n’ont guère la valeur que de jeux métaphysiques. Quelle était la probabilité pour que Napoléon naquit ? pour qu’Adolphe Hitler, soldat de 1914, échappat aux balles françaises ? Il n’est pas interdit de se divertir à ces questions. A condition de ne les prendre que, pour ce qu’elles sont réellement : de simples artifices de langage, destinés à mettre en lumière, dans la marche de l’humanité, la part de la contingence et de l’imprévisible. Elles n’ont rien à voir avec la critique du témoignage. L’existence même du fait, au contraire, semble‑t‑elle incertaine ? Doutons-nous, par exemple, qu’un auteur, sans avoir copié un récit étranger, puise se trouver en répéter spontanément beaucoup d’épisodes et beaucoup de mots ; que le hasard seul ou je ne sais quelle harmonie divinement préétablie suffisent à expliquer, des Protocoles des Sages de Sion aux pamphlets d’un obscur polémiste du Second Empire, une si frappante ressemblance ? Selon que la coïncidence, avant que le récit ne fût composé, p.61 devait paraitre affectée d’un plus ou moins fort coefficient de probabilité, nous en admettrons aujourd’hui ou nous en rejetterons la vraisemblance.
Les mathématiques du hasard, cependant, reposent sur une fiction. Entre tous les cas possibles, elles postulent, au départ, l’impartialité des conditions : une cause particulière qui, d’avance, favoriserait l’un ou l’autre, serait, dans le calcul, comme un corps étranger. Le dé des théoriciens est un cube parfaitement équilibré ; si, sous une de ses faces, on glissait un grain de plomb, les chances des joueurs cesseraient d’être égales. Mais, en critique du témoignage, presque tous les dés sont pipés. Car des éléments humains très délicats interviennent constamment pour faire pencher la balance vers une éventualité privilégiée.
Une discipline historique, à vrai dire, fait exception. C’est la linguistique, ou du moins celle de ses branches qui s’attache à établir les parentés entre les langues. Très différente par sa portée des opérations proprement critiques, cette recherche n’en a pas moins avec beaucoup d’entre elles, comme trait commun, de s’efforcer de découvrir des filiations. Or les conditions sur lesquelles elle raisonne sont exceptionnellement proches de la convention primordiale d’égalité, familière à la théorie du hasard. Elle doit cette prérogative aux particularités mêmes des phénomènes du langage. Non seulement, en effet, le nombre immense des combinaisons possibles entre les sons réduit à une valeur infime la probabilité de leur répétition fortuite, en grande quantité, dans des parlers différents. Chose beaucoup plus importante encore : quelques rares harmonies imitatives mises à part, les significations attribuées à ces combinaisons sont tout à fait arbitraires. Que les associations vocales très voisines tu ou tou (tu prononcé à la française ou à la latine) servent à noter la deuxième personne, de toute évidence aucune liaison d’images préalable ne l’impose. Si donc on constate qu’elles ont ce rôle, à la fois, en français, en italien, en espagnol et en roumain ; si l’on observe, en même temps, entre ces langues, une foule d’autres correspondances, également irrationnelles : la seule explication sensée sera que le français, l’italien, l’espagnol et le roumain ont une origine commune. Parce que les divers possibles étaient, humainement, indifférents, un calcul de chances presque pur a emporté la décision.
Mais il s’en faut de beaucoup que cette simplicité soit ordinaire.
Plusieurs diplômes d’un souverain médiéval, traitant d’affaires différentes, reproduisent les mêmes mots et les mêmes tournures. C’est donc, affirment les fanatiques de la « critique des styles », qu’un même notaire les a rédigés. D’accord, si le hasard seul se trouvait en cause. Mais tel n’est point le cas. Chaque société et, plus encore, chaque petit groupe professionnel a ses habitudes de langage. Il ne suffisait donc pas de dénombrer les points de similitude. Encore eût‑il fallu distinguer, parmi eux, le rare de l’usuel. Seules, les expressions vraiment exceptionnelles peuvent dénoncer un auteur : à supposer, bien entendu, que les répétitions en soient p.62 assez nombreuses. L’erreur est ici d’attribuer à tous les éléments du discours un poids égal : comme si les variables coefficients de préférence sociale dont chacun d’eux se trouve affecté n’étaient pas les grains de plomb qui contrarient l’équivalence des chances.
Toute une école d’érudits s’est attachée, depuis le début du XIXe siècle, à étudier la transmission des textes littéraires. Le principe est simple : soit trois manuscrits d’un même ouvrage : B, C, et D. On constate qu’ils présentent tous trois les mêmes leçons, évidemment erronées (c’est la méthode des fautes, la plus ancienne, celle de Lachmann). Ou bien, plus généralement, on y relève les mêmes leçons, bonnes ou mauvaises, mais différentes pour la plupart de celles des autres manuscrits (c’est le recensement intégral des variantes, préconisé par Dom Quentin). On décidera qu’ils sont « apparentés ». Entendez, selon les cas, ou qu’ils ont été copiés les uns sur les autres, selon un ordre qui reste à déterminer, ou qu’ils remontent tous par des filiations particulières à un modèle commun. Il est bien certain, en effet, qu’une rencontre aussi soutenue ne saurait être fortuite. Cependant deux observations, dont on s’est avisé assez récemment, ont contraint la critique textuelle à abandonner beaucoup de la rigueur, quasi-mécanique, de ses premières conclusions.
Les copistes corrigeaient parfois leur modèle. Alors même qu’ils travaillaient indépendamment l’un de l’autre, des habitudes d’esprit communes ont dû, assez souvent, leur suggérer des conclusions pareilles. Térence emploie quelque part le mot raptio qui est excessivement rare. Ne le comprenant pas, deux scribes l’ont remplacé par ratio, qui fait contresens, mais leur était familier. Avaient‑ils besoin, pour cela, de se concerter ou de s’imiter ? Voilà donc un genre de fautes qui, sur la « généalogie » des manuscrits, est bien impuissant à rien nous apprendre. Il y a plus. Pourquoi le copiste n’aurait‑il jamais utilisé qu’un modèle unique ? Il ne lui était pas interdit, quand il le pouvait, de confronter plusieurs exemplaires, afin de choisir, de son mieux, parmi leurs variantes. Le cas a certainement été très exceptionnel au moyen age, dont les bibliothèques étaient pauvres ; beaucoup plus fréquent, en revanche, selon toute apparence, dans l’antiquité. Sur les beaux arbres de Jephté, qu’il est d’usage de dresser au seuil des éditions critiques, quelle place assigner à ces incestueux produits de plusieurs traditions différentes ? Au jeu des coïncidences, la volonté de l’individu, comme la pression des forces collectives, triche avec le hasard.
Ainsi, comme l’avait déjà vu avec Volney la philosophie du XVIIIe siècle, la plupart des problèmes de la critique historique sont bien des problèmes de probabilité ; mais tels que le calcul le plus subtil doit s’avouer incapable de les résoudre. Ce n’est pas seulement que les données y sont d’une extraordinaire complexité. En elles‑mêmes, elles demeurent le plus souvent rebelles à toute traduction mathématique. Comment chiffrer, par exemple, la faveur particulière accordée par une société à un mot ou à p.63 un usage ? Nous ne nous déchargerons pas de nos difficultés sur l’art de Fermat, de Laplace et d’Émile Borel. Du moins, puisqu’il se place en quelque sorte à la limite inaccessible de notre logique, pouvons‑nous lui demander de nous aider, de haut, à mieux analyser nos raisonnements et à les mieux conduire.
Quand on n’a pas soi-même pratiqué les érudits, on se rend mal compte combien ils répugnent, d’ordinaire, à accepter l’innocence d’une coïncidence. Parce que deux expressions semblables se retrouvent dans la loi salique et dans un édit de Clovis, n’a‑t‑on pas vu un honorable savant allemand affirmer que la Loi devait être de ce prince ? Laissons la banalité des mots, de part et d’autre employés. Une simple teinture de la théorie mathématique aurait suffi à prévenir le faux pas. Lorsque le hasard joue librement, la probabilité d’une rencontre unique ou d’un petit nombre de rencontres est rarement de l’ordre de l’impossible. Peu importe qu’elles nous paraissent étonnantes ; les surprises du sens commun sont rarement des impressions de beaucoup de valeur.
On peut s’amuser à calculer la probabilité du coup de hasard qui, dans deux années différentes, fixe au même jour du même mois les morts de deux personnages tout à fait distincts. Elle est de 1/365/2 . Admettons maintenant (malgré l’absurdité du postulat) comme certain d’avance que les fondations de Jean Colombini et d’Ignace de Loyola dussent être supprimées par l’Église romaine. L’examen des listes pontificales permet d’établir que la probabilité pour l’abolition par deux papes du même nom était de 11/13. La probabilité combinée à la fois d’une même date de jour et de mois pour les morts, et de deux papes homonymes comme auteurs des condamnations, se place entre 1/10 et 1/10 . Un parieur, sans doute, ne s’en contenterait pas. Mais les sciences de la nature ne considèrent comme proches de l’irréalisable, à l’échelle terrestre, que les p.64 possibilités de l’ordre de 10/15. On est, on le voit, loin de compte. A bon droit, comme en témoigne l’exemple sûrement attesté des deux saints.
Ce sont seulement les concordances accumulées dont la probabilité devient pratiquement négligeable : car en vertu d’un théorème bien connu, les probabilités des cas élémentaires se multiplient alors entre elles, pour donner la probabilité de la combinaison et, les probabilités étant des fractions, leur produit est par définition inférieur à ses composants. L’exemple est célèbre, en linguistique, du mot bad qui, en anglais comme en persan, veut dire « mauvais », sans que le terme anglais et le terme persan aient le moins du monde une origine commune. Qui, sur cette correspondance unique, prétendrait fonder une filiation pêcherait contre la loi tutélaire de toute critique des coïncidences : seuls les grands nombres y ont droit de cité.
Les concordances ou discordances massives sont faites d’une multitude de cas particuliers. Au total, les influences accidentelles se détruisent. Considérons‑nous, au contraire, chaque élément indépendamment des autres ? L’action de ces variables ne peut plus être éliminée. Même si les dés ont été truqués, le coup isolé demeurera toujours plus difficile à prévoir que l’issue de la partie ; par suite, une fois joué, sujet à une beaucoup plus grande diversité d’explications. C’est pourquoi, à mesure qu’elle pénètre plus avant dans le détail, les vraisemblances de la critique vont en se dégradant. Il n’est, dans l’Orestie, telle que nous la lisons aujourd’hui, presque aucun mot pris à part que nous soyons sûrs de lire comme Eschyle l’avait écrit. N’en doutons pas, néanmoins : dans son ensemble, notre Orestie est bien celle d’Eschyle. Il y a plus de certitude dans le tout que dans ses composants.
Dans quelle mesure cependant, nous est‑il permis de prononcer ce grand mot de certitude ? La critique des chartes ne saurait atteindre à la certitude « métaphysique », avouait déjà Mabillon. Il n’avait pas tort. C’est seulement par simplification que nous substituons quelquefois à un langage de probabilité un langage d’évidence. Mais, nous le savons aujourd’hui, mieux qu’au temps de Mabillon, cette convention ne nous est point particulière. Il n’est pas, au sens absolu du terme, « impossible » que la p.65 Donation de Constantin ne soit authentique que ; la Germanie de Tacite — selon la lubie de quelques érudits — ne soit un faux. Dans le même sens, il n’est pas « impossible » non plus qu’en frappant au hasard le clavier d’une machine à écrire, un singe ne se trouve fortuitement reconstituer, lettre par lettre, la Donation ou la Germanie. « L’événement physiquement impossible », a dit Cournot, « n’est autre chose que l’événement dont la probabilité est infiniment petite. » En bornant sa part d’assurance à doser le probable et l’improbable, la critique historique ne se distingue de la plupart des autres sciences du réel que par un échelonnement des degrés sans doute plus nuancé.
Mesure‑t‑on toujours avec exactitude le gain immense que fut l’avènement d’une méthode rationnelle de critique, appliquée au témoignage humain ? Gain, j’entends non seulement pour la connaissance historique, pour la connaissance tout court.
Naguère, à moins qu’on n’eût à l’avance des raisons bien fortes pour en soupçonner de mensonge les témoins ou les narrateurs, tout fait affirmé était, les trois quarts du temps, un fait accepté. Ne disons pas : il y a de cela très longtemps. Lucien Febvre l’a, pour la Renaissance, excellemment montré : on ne pensait pas, on n’agissait pas autrement à des époques assez voisines de nous pour que leurs œuvres maitresses nous demeurent encore une vivante nourriture. Ne disons pas : telle était, naturellement, l’attitude de cette foule crédule dont, jusqu’aux jours où nous sommes, la masse pesante, mêlée hélas ! de plus d’un demi-savant, menace constamment d’entrainer nos fragiles civilisations vers d’affreux abimes d’ignorances ou de folies. Les plus fermes intelligences n’échappaient pas alors, elles ne pouvaient pas échapper au préjugé commun. Racontait‑on qu’une pluie de sang était tombée ? C’est donc qu’il y a des pluies de sang. Montaigne lisait‑il dans ses chers Anciens telle ou telle baliverne sur le pays dont les habitants naissent sans tête ou sur la force prodigieuse du petit poisson rémora ? Il les inscrivait sans sourciller parmi les arguments de sa dialectique ; si capable qu’il fût de démonter ingénieusement le mécanisme d’un faux bruit, les idées reçues le trouvaient beaucoup plus méfiant que les faits soi-disant attestés. Ainsi régnait, selon le mythe rabelaisien, le vieillard Ouï‑Dire. Sur le monde physique comme sur le monde des hommes. Sur le monde physique peut‑être plus encore que sur celui des hommes. Car, instruit par une expérience plus directe, on doutait plutôt d’un événement humain que d’un météore ou d’un prétendu accident de la vie organique. Votre philosophie répugnait‑elle au miracle ? Ou votre religion aux miracles des autres religions ? Il vous fallait vous efforcer p.66 péniblement de découvrir à ces surprenantes manifestations des causes soi-disant intelligibles qui, en fait, actions démoniaques ou occultes influx, continuaient d’adhérer à un système d’idées ou d’images complètement étranger à ce que nous appellerions aujourd’hui pensée scientifique. Nier la manifestation elle-même, une pareille audace ne venait guère à l’esprit. Coryphée de cette école padouane si étrangère au surnaturel chrétien, Pomponazzi ne croyait pas que des rois, fussent‑ils oints du chrême de la sainte Ampoule, pussent, parce qu’ils étaient rois, guérir les malades en les touchant. Il ne contestait pourtant point les guérisons. Il en rendait compte par une propriété physiologique, qu’il concevait héréditaire : le glorieux privilège de la fonction sacrée était ramené aux vertus curatives d’une salive dynastique.
Or, si notre image de l’univers a pu être, aujourd’hui, nettoyée de tant de fictifs prodiges confirmés cependant, semblait‑il, par l’accord des générations, nous le devons assurément, avant tout, à la notion lentement dégagée d’un ordre naturel, que commandent d’immuables lois. Mais cette notion même n’a pu s’établir si solidement, les observations qui semblaient la contredire n’ont pu être éliminées que grace au patient travail d’une expérience poursuivie sur l’homme même en tant que témoin. Nous sommes désormais capables à la fois de déceler et d’expliquer les imperfections du témoignage. Nous avons acquis le droit de ne pas le croire toujours, parce que nous savons mieux que par le passé quand et pourquoi il ne doit pas être cru. Et c’est ainsi que les sciences ont réussi à rejeter le poids mort de beaucoup de faux problèmes.
Mais la connaissance pure n’est pas ici, plus qu’ailleurs, détachée de la conduite.
Richard Simon, dont le nom, dans la génération de nos fondateurs, a sa place au premier rang, ne nous a pas laissé seulement d’admirables leçons d’exégèse. On le vit, un jour, employer l’acuité de son intelligence à sauver quelques innocents, poursuivis par la stupide accusation du crime rituel. La rencontre n’avait rien d’arbitraire. Des deux parts, le besoin de propreté intellectuelle était le même. Un même instrument, chaque fois, permettait de le satisfaire. Amenée constamment à se guider sur les rapports d’autrui, l’action n’est pas moins intéressée que la recherche à en peser l’exactitude. Elle ne dispose pas, pour cela, de moyens différents. Disons mieux : ses moyens sont ceux que l’érudition avait d’abord forgés. Dans l’art de diriger utilement le doute, la pratique judiciaire n’a fait qu’emboiter le pas, non sans retard, aux Bollandistes et aux Bénédictins. Et les psychologues eux-mêmes ne se sont avisés de trouver dans le témoignage, directement observé et provoqué, un objet de science que longtemps après que la trouble mémoire du passé avait commencé d’être soumise à une épreuve raisonnée. En notre époque, plus p.67 que jamais exposée aux toxines du mensonge et du faux bruit, quel scandale que la méthode critique manque à figurer, fût‑ce dans le plus petit coin des programmes d’enseignements : car elle a cessé de n’être que l’humble auxiliaire de quelques travaux d’atelier. Elle voit s’ouvrir, désormais, devant elle des horizons beaucoup plus vastes ; et l’histoire a le droit de compter parmi ses gloires les plus sûres d’avoir ainsi, en élaborant sa technique, ouvert aux hommes une route nouvelle vers le vrai et, par suite, le juste.
A supposer que les chances de mortalité pour chacun des jours de l’année soit égales. Ce qui n’est pas exact (il y a une courbe annuelle de la mortalité) ; mais peut, sans inconvénients, être postulé ici.
Depuis la mort de Jean Colombini jusqu’à nos jours, 65 papes ont gouverné l’Église (y compris la double et triple série du temps du Grand Schisme) ; 38 se sont succédé depuis la mort d’Ignace. La première liste offre 55 Homonymes avec la seconde, où ces mêmes noms sont répétés exactement 38 fois (les papes ayant, comme l’on sait, coutume de reprendre des noms déjà honorés par l’usage). La probabilité pour que les Jésuites fussent supprimés par un de ces papes homonymes était donc de 55/65 ou 11/13 ; pour les Jésuites, elle montait à 38/38 ou 1 ; autrement dit, elle devenait certitude. La probabilité combinée est de 11/13 x 1 ou 11/13. Enfin 1/365° ou 1/133.225 x 11/13 donne 11/1731.925, soit un peu plus de 1/157.447. Pour être tout à fait exact, il faudrait tenir compte des durées respectives des pontificats. Mais la nature de ce divertissement mathématique, dont l’unique objet est de mettre en lumière un ordre de grandeur, m’a paru autoriser à simplifier les calculs.
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