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L’HISTOIRE, LES HOMMES ET LE TEMPS
p.1 Le mot d’histoire est un très vieux mot, si vieux qu’on s’en est parfois lassé. Rarement, il est vrai, on est allé jusqu’à vouloir le rayer entièrement du vocabulaire. Les sociologues de l’école durckheimienne eux‑mêmes lui font place. Mais c’est pour le reléguer dans un pauvre petit coin des sciences de l’homme : sorte d’oubliettes où, réservant à la sociologie tout ce qui leur parait susceptible d’analyse rationnelle, ils précipitent les faits humains jugés, à la fois, les plus superficiels et les plus fortuits.
Nous lui garderons ici, au contraire, sa signification la plus large. Il n’interdit, à l’avance, aucune direction d’enquête, qu’elle doive se tourner de préférence vers l’individu ou la société, vers la description des crises momentanées ou la poursuite des éléments les plus durables ; il ne renferme en lui-même aucun credo — il n’engage, selon son étymologie première, à rien d’autre qu’à la « recherche ». Assurément, depuis qu’il est apparu, voici plus de deux millénaires, sur les lèvres des hommes, il a beaucoup changé de contenu. C’est le sort, dans le langage, de tous les termes vraiment vivants. Si les sciences devaient, à chacune de leurs conquêtes, se chercher une appellation nouvelle — au royaume des académies que de baptêmes, et de pertes de temps !
A demeurer paisiblement fidèle à son glorieux nom hellène, notre histoire ne sera point, pour autant, tout à fait celle qu’écrivait Hécatée de Milet ; pas plus que la physique de Lord Kelvin ou de Langevin n’est celle d’Aristote. Qu’est‑elle cependant ?
En tête de ce livre, centré autour des problèmes réels de la recherche, il n’y aurait aucun intérêt à dresser une longue et raide définition. Quel travailleur sérieux s’est jamais embarrassé de pareils articles de foi ? Leur méticuleuse précision ne laisse pas seulement échapper le meilleur de tout élan intellectuel : entendez, ce qu’il y a en lui de simples velléités p.2 d’élan vers un savoir encore mal déterminé, de puissance d’extension. Leur pire danger est de ne définir si soigneusement que pour mieux délimiter. « Ce sujet », dit le Gardien des Dieux termes, ou cette façon de le traiter, voilà sans doute qui peut séduire. Mais prends garde, ô éphèbe : ce n’est pas de l’Histoire. » Sommes‑nous donc une jurande de l’ancien temps pour codifier les taches permises aux gens du métier ? et sans doute, la liste une fois close, en réserver l’exercice à nos maitres patentés ? Les physiciens et les chimistes sont plus sages — que nul, à ma connaissance, n’a jamais vu se quereller sur les droits respectifs de la physique, de la chimie, de la chimie physique ou — à supposer que ce terme existe — de la physique chimique.
Il n’en est pas moins vrai que, face à l’immense et confuse réalité, l’historien est nécessairement amené à y découper le point d’application particulier de ses outils ; par suite, à faire en elle un choix qui, de toute évidence, ne sera pas le même que celui du biologiste par exemple ; qui sera proprement un choix d’historien. Ceci est un authentique problème d’action. Il nous suivra tout le long de notre étude.
II. — L’histoire et les hommes
On a dit quelquefois : « l’Histoire est la science du passé ». C’est à mon sens mal parler.
Car d’abord, l’idée même que le passé, en tant que tel, puisse être objet de science est absurde. Des phénomènes qui n’ont d’autre caractère commun que de ne pas avoir été nos contemporains, comment sans décantage préalable, en ferait‑on la matière d’une connaissance rationnelle ? Imagine-t‑on, en pendant, une science totale de l’Univers dans son état présent ?
Sans doute, aux origines de l’historiographie, les vieux annalistes ne s’embarrassaient guère de ces scrupules. Ils racontaient, pêle‑mêle, des événements dont le seul lien était de s’être produits vers le même moment : les éclipses, les chutes de grêle, l’apparition d’étonnants météores avec les batailles, les traités, les morts des héros et des rois. Mais dans cette première mémoire de l’humanité, confuse comme une perception de petit enfant, un effort soutenu d’analyse a, peu à peu, opéré le classement nécessaire. Il est vrai : le langage, foncièrement traditionaliste, garde volontiers le nom d’histoire à toute étude d’un changement dans la durée L’habitude est sans danger, parce qu’elle ne trompe personne. Il y a en ce sens, une histoire du système solaire, puisque les astres qui le composent n’ont pas toujours été tels que nous les voyons. Elle est du ressort de l’astronomie. Il y a une histoire des éruptions volcaniques qui est, j’en suis sûr, du plus vif intérêt pour la physique du globe. Elle n’appartient pas à l’histoire des historiens.
p.3 Ou du moins, elle ne lui appartient que dans la mesure où, peut ‑être, ses observations, par quelque biais, se trouveraient rejoindre les préoccupations spécifiques de notre histoire à nous. Comment s’établit donc, en pratique, le partage des taches ? Un exemple le fera mieux saisir, sans doute, que beaucoup de discours.
Au Xe siècle de notre ère, un golfe profond, le Zwin, endentait la côte flamande. Puis, il s’ensabla. A quelle section de la connaissance porter l’étude de ce phénomène ? D’emblée, chacun désignera la géologie. Mécanisme de l’alluvionnement, rôle des courants marins, changements, peut-être, dans le niveau des océans : n’a‑t‑elle pas été créée et mise au monde pour traiter de tout cela ? Assurément. A y regarder de près, pourtant, les choses ne sont pas tout à fait aussi simples.
S’agit‑il, d’abord, de scruter les origines de la transformation ? Voici déjà notre géologue contraint de se poser des questions qui ne sont plus strictement de son obédience. Car, sans doute, le colmatage fut‑il, au moins, favorisé par des constructions de digues, des détournements de chenaux, des dessèchements : autant d’actes de l’homme, nés de besoins collectifs, et que, seule, une certaine structure sociale rendit possibles.
A l’autre bout de la chaine, nouveau problème : celui des conséquences. A peu de distance du fond du golfe, une ville s’élevait. C’était Bruges. Elle communiquait avec lui par un bref trajet de rivière. Par les eaux du Zwin, elle recevait ou expédiait la plus grande part des marchandises qui faisaient d’elle, toutes proportions gardées, le Londres ou le New-York de ce temps. Vinrent, chaque jour plus sensibles, les progrès du comblement. Bruges eut beau, à mesure que reculait la surface inondée, pousser plus loin vers l’embouchure ses avants‑ports : ses quais peu à peu s’endormirent. Certes, telle ne fut point, à beaucoup près, la cause unique de son déclin. Le physique agit‑il jamais sur le social sans que son action soit préparée, aidée ou permise par d’autres facteurs qui, eux, viennent déjà de l’homme ? Mais, dans le train des ondes causales, cette cause-là compte du moins, on n’en saurait douter, parmi les plus efficaces.
Or, l’œuvre d’une société, remodelant selon ses besoins le sol sur lequel elle vit, est, chacun le sent d’instinct, un fait éminemment « historique ». De même, les vicissitudes d’un puissant foyer d’échanges ; par un exemple bien caractéristique de la topographie du savoir, voilà donc, d’une part, un point de chevauchement, où l’alliance de deux disciplines se révèle indispensable à toute tentative d’explication ; de l’autre, un point de passage où, lorsqu’il a été rendu compte d’un phénomène et que ses effets seuls, désormais, sont en balance, il est en quelque sorte définitivement cédé par une discipline à une autre. Que s’est‑il produit, chaque fois, qui ait semblé appeler impérieusement l’intervention de l’histoire ? C’est que l’humain a fait son apparition.
p.4 Il y a longtemps, en effet, que nos grands ainés, un Michelet, un Fustel de Coulanges nous avaient appris à le reconnaitre : l’objet de l’histoire est par nature l’homme . Disons mieux : les hommes. Plutôt que le singulier, favorable à l’abstraction, le pluriel, qui est le mode grammatical de la relativité, convient à une science du divers. Derrière les traits sensibles du paysage, les outils ou les machines, derrière les écrits en apparence les plus glacés et les institutions en apparence les plus complètement détachées de ceux qui les ont établies, ce sont les hommes que l’histoire veut saisir . Qui n’y parvient pas, ne sera jamais, au mieux, qu’un manœuvre de l’érudition. Le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier.
Du caractère de l’histoire comme connaissance des hommes découle sa position particulière vis‑à‑vis du problème de l’expression. Est‑elle « science » ou « art » ? Là‑dessus nos arrière grands‑pères, aux environs de 1800, aimaient à disserter gravement. Plus tard, vers les années 1890, baignées dans une atmosphère de positivisme un peu rudimentaire, on put voir des spécialistes de la méthode s’indigner que, dans les travaux historiques, le public attachat une importance, à leur gré excessive, à ce qu’ils appelaient « la forme ». Art contre science, forme contre fond : autant de querelles bonnes à remiser dans les sacs à procès de la scolastique !
Il n’y a pas moins de beauté dans une exacte équation que dans une phrase juste. Mais chaque science a son esthétique de langage, qui lui est propre. Les faits humains sont, par essence, des phénomènes très délicats, dont beaucoup échappent à la mesure mathématique. Pour bien les traduire, par suite pour bien les pénétrer (car comprend‑on jamais parfaitement ce qu’on ne sait dire ? ), une grande finesse de langage, une juste couleur dans le ton verbal sont nécessaires. Là où calculer est impossible, suggérer s’impose. Entre l’expression des réalités du monde physique et celle des réalités de l’esprit humain, le contraste est, en somme, le même qu’entre la tache de l’ouvrier fraiseur et celle du luthier : tous deux travaillent au millimètre ; mais le fraiseur use d’instruments mécaniques de précision ; le luthier se guide, avant tout, sur la sensibilité de l’oreille et des doigts. Il ne serait bon ni que le fraiseur se contentat de l’empirisme du luthier, ni que le luthier prétendit singer le fraiseur. Niera‑t‑on qu’il n’y ait, comme de la main, un tact des mots ?
« Science des hommes », avons‑nous dit. C’est encore beaucoup trop vague. Il faut ajouter : « des hommes dans le temps ». L’historien ne pense p.5 pas seulement « humain ». L’atmosphère où sa pensée respire naturellement est la catégorie de la durée.
Certes, on imagine difficilement qu’une science, quelle qu’elle soit, puisse faire abstraction du temps. Cependant, pour beaucoup d’entr’elles, qui, par convention, le morcèlent en fragments artificiellement homogènes, il ne représente guère plus qu’une mesure. Réalité concrète et vivante rendue à l’irréversibilité de son élan, le temps de l’histoire, au contraire, est le plasma même où baignent les phénomènes et comme le lieu de leur intelligibilité. Le nombre de secondes, d’années ou de siècle qu’un corps radioactif exige pour se muer en d’autres corps est, pour l’atomistique, une donnée fondamentale. Mais que telle ou telle de ces métamorphoses ait eu lieu il y a mille ans, hier ou aujourd’hui ou qu’elle doive se produire demain, cette considération intéresserait sans doute le géologue, parce que la géologie est, à sa façon, une discipline historique, elle laisse le physicien parfaitement froid. Aucun historien, en revanche, ne se satisfera de constater que César mit huit ans pour conquérir la Gaule ; qu’il fallut quinze ans à Luther pour que de l’orthodoxe novice d’Erfurt sortit le réformateur de Wittemberg. Il lui importe encore bien davantage d’assigner à la Conquête de la Gaule son exacte place chronologique dans les vicissitudes des sociétés européennes ; et, sans nier le moins du monde ce qu’une crise d’ame comme celle du frère Martin a pu contenir d’éternel, il ne croira en rendre un juste compte qu’après en avoir fixé avec précision le moment sur la courbe des destinées à la fois de l’homme, qui en fut le héros et de la civilisation qu’elle eut pour climat.
Or, ce temps véritable est, par nature, un continu. Il est aussi perpétuel changement. De l’antithèse de ces deux attributs viennent les grands problèmes de la recherche historique. Celui-ci avant tout autre, qui met en cause jusqu’à la raison d’être de nos travaux. Soit deux périodes successives découpées dans la suite ininterrompue des ages. Dans quelle mesure le lien qu’établit entre elles le flux de la durée l’emportant, ou non, sur la dissemblance née de cette durée même — devra‑t‑on tenir la connaissance de la plus ancienne pour nécessaire ou superflue à l’intelligence de la plus récente ?
Il n’est jamais mauvais de commencer par un mea culpa. Naturellement chère à des hommes qui font, du passé leur principal sujet de recherche, l’explication du plus proche par le plus lointain a parfois dominé nos études jusqu’à l’hypnose. Sous la forme la plus caractéristique, cette idole de la tribu des historiens a un nom : c’est la hantise des origines. Dans le développement de la pensée historique, elle a eu aussi son moment de faveur particulière.
p.6 C’est Renan, je crois, qui a écrit un jour (je cite de mémoire : donc, j’en ai peur, inexactement) : « Dans toutes les choses humaines, les origines avant tout sont dignes d’étude. » Et Sainte‑Beuve avant lui : « J’épie et note avec curiosité ce qui commence. » L’idée est bien de leur temps. Le mot d’origines aussi. Aux Origines du Christianisme ont répondu un peu plus tard les Origines de la France contemporaine. Sans compter les épigones. Mais le mot est inquiétant, parce qu’il est équivoque.
Signifie‑t‑il simplement « commencements » ? Il sera à peu près clair. Sous réserve, cependant, que pour la plupart des réalités historiques, la notion même de ce point initial demeure singulièrement fuyante. Affaire de définition, sans doute. D’une définition que, malheureusement, on oublie trop aisément de donner.
Par origines, entendra‑t‑on au contraire les causes ? Il n’y aura alors plus d’autres difficultés que celles qui, constamment (et plus encore, sans doute, dans les sciences de l’homme) sont, par nature, inhérentes aux recherches causales.
Mais entre les deux sens s’établit, fréquemment, une contamination d’autant plus redoutable qu’elle n’est pas, en général, très clairement sentie. Dans le vocabulaire courant, les origines sont un commencement qui explique. Pis encore : qui suffit à expliquer. Là est l’ambiguïté, là est le danger.
Il y aurait une recherche à entreprendre, des plus intéressantes sur cette obsession embryogénique si marquée dans toute préoccupation d’exégètes. « Je ne comprends pas votre émoi, avouait Barrès à un prêtre qui avait perdu la foi. Les discussions d’une poignée de savants autour de quelques mots hébreu, qu’ont‑elles à voir avec ma sensibilité ? Il suffit de l’atmosphère des églises. » Et Maurras, à son tour : « Que me font les évangiles de quatre juifs obscurs ? (« obscurs » veut dire, j’imagine, plébéiens ; car à Mathieu, Marc, Luc et Jean, il semble difficile de ne pas reconnaitre, au moins, une certaine notoriété littéraire). Ces plaisantins nous la baillent belle et Pascal ni Bossuet n’auraient assurément parlé ainsi. Sans doute peut‑on concevoir une expérience religieuse qui ne doive rien à l’histoire. Au pur déiste, une illumination intérieure suffit pour croire en Dieu. Non pour croire au Dieu des chrétiens. Car le christianisme, je l’ai déjà rappelé, est par essence une religion historique : entendez, dont les dogmes primordiaux reposent sur des événements. Relisez votre Credo : « Je crois en Jésus Christ qui fut crucifié sous Ponce Pilate et ressuscita d’entre les morts le 3e jour. » Là, les commencements de la foi sont aussi ses fondements.
Or, par une contagion sans doute inévitable, ces préoccupations qui, dans une certaine forme d’analyse religieuse, pouvaient avoir leur raison p.7 d’être, s’étendirent à d’autres champs de recherche, où leur légitimité était beaucoup plus contestable. Là aussi une histoire, centrée sur les naissances, fut mise au service de l’appréciation des valeurs. En scrutant les « origines » de la France de son temps, que se proposait Taine, sinon de dénoncer l’erreur d’une politique issue, à son gré, d’une fausse philosophie de l’homme ? Qu’il s’agit des invasions germaniques ou de la conquête normande de l’Angleterre, le passé ne fut employé si activement à expliquer le présent que dans le dessein de mieux le justifier ou le condamner. En sorte qu’en bien des cas le démon des origines fut peut‑être seulement un avatar de cet autre satanique ennemi de la véritable histoire : la manie du jugement.
Revenons cependant aux études chrétiennes. Autre chose est, pour l’inquiète conscience qui se cherche, une règle de fixer son attitude vis‑à‑vis de la religion catholique, telle qu’elle se définit quotidiennement dans nos églises ; autre chose, pour l’historien, d’expliquer, comme un fait d’observation, le catholicisme du présent. Indispensable, cela va de soi, à une juste intelligence des phénomènes religieux actuels, la connaissance de leurs commencements ne suffit pas à les expliquer. Afin de simplifier le problème, renonçons même à nous demander jusqu’à quel point, sous un nom qui n’a point changé, la foi, dans sa substance, est réellement demeurée toute immuable. Si intacte qu’on suppose une tradition, il restera toujours à donner les raisons de son maintien. Raisons humaines, s’entend ; l’hypothèse d’une action providentielle échapperait à la science. La question, en un mot, n’est plus de savoir si Jésus fut crucifié, puis ressuscité. Ce qu’il s’agit désormais de comprendre, c’est comment il se fait que tant d’hommes autour de nous croient à la Crucifixion et à la Résurrection. Or la fidélité à une croyance n’est, de toute évidence, qu’un des aspects de la vie générale du groupe où ce caractère se manifeste. Elle se place comme un nœud où s’emmêlent une foule de traits convergents, soit de structure sociale, soit de mentalité. Elle pose, en un mot, tout un problème de climat humain. Le chêne nait du gland. Mais chêne il devient et demeure seulement s’il rencontre des conditions de milieu favorables, lesquelles ne relèvent plus de l’embryologie.
L’histoire religieuse n’a été citée ici qu’à titre d’exemple. A quelque activité humaine que l’étude s’attache, la même erreur guette les chercheurs d’origine : de confondre une filiation avec une explication.
C’est déjà, en somme l’illusion des vieux étymologistes, qui pensaient avoir tout dit quand, en regard du sens actuel, ils mettaient le plus ancien p.8 sens connu ; quand ils avaient prouvé, je suppose, que « bureau » a désigné, primitivement, une étoffe ou « timbre » un tambour. Comme si le gros problème n’était pas de savoir comment et pourquoi le glissement s’est opéré. Comme si, surtout, autant que son propre passé, un mot quelconque n’avait pas son rôle fixé, dans la langue, par l’état contemporain du vocabulaire : lequel, à son tour, est commandé par les conditions sociales du moment. « Bureaux », dans bureaux de ministère, veut dire une bureaucratie. Lorsque je demande des « timbres » au guichet de la poste, l’emploi que je fais ainsi du terme a exigé pour s’établir, avec l’organisation lentement élaborée d’un service postal, la transformation technique décisive pour l’avenir des échanges entre pensées humaines, qui, à l’impression d’un cachet, substitua naguère l’apposition d’une vignette gommée. Il a été rendu possible seulement parce que, spécialisées par métiers, les différentes acceptions du vieux nom se sont aujourd’hui à tel point écartées l’une de l’autre qu’aucune confusion ne risque de se produire entre le timbre que je vais coller sur mon enveloppe et celui, par exemple, dont le marchand de musique me vantera la pureté dans ses instruments.
« Origines du régime féodal », dit‑on. Où les chercher ? D’aucuns ont répondu « à Rome ». D’autres « en Germanie ». Les raisons de ces mirages sont évidentes. Ici ou là certains usages existaient en effet — relations de clientèle, compagnonnage guerrier, rôle de la tenure comme salaire des services — que les générations postérieures, contemporaines, en Europe, des ages dits féodaux, devaient continuer. Non, d’ailleurs, sans les modifier beaucoup. Des deux parts, surtout, des mots étaient employés — « bienfait » (beneficium) chez les Latins, « fief » chez les Germains — dont ces générations persisteront à se servir, tout en leur conférant, peu à peu et sans s’en rendre compte, un contenu presque entièrement nouveau. Car, au grand désespoir des historiens, les hommes n’ont pas coutume, chaque fois qu’ils changent de mœurs, de changer de vocabulaire. Ce sont là, certainement, des constatations pleines d’intérêt. Croira‑t‑on qu’elles épuisent le problème des causes. La féodalité européenne, dans ses institutions caractéristiques, ne fut par un archaïque tissu de survivances. Durant une certaine phase de notre passé, elle naquit de toute une ambiance sociale.
M. Seignobos a dit quelque part : « Je crois que les idées révolutionnaires du XVIIIe siècle proviennent des idées anglaises du XVIIe. » Entendait‑il signifier par là qu’ayant lu certains écrits anglais du siècle précédent ou subissant indirectement leur influence, les publicistes français de l’époque des lumières en adoptèrent les principes politiques ? On pourra lui donner raison. A supposer du moins que dans les formules étrangères nos philosophes n’aient vraiment rien versé à leur tour d’original, comme substance intellectuelle ou comme tonalité de sentiment. Mais, même ainsi réduite, non sans beaucoup d’arbitraire, à un fait d’emprunt, l’histoire de ce mouvement de pensée sera loin d’être complètement éclaircie. Car p.9 le problème subsistera toujours de savoir pourquoi la transmission s’opéra à la date indiquée : ni plus tôt, ni plus tard. Une contagion suppose deux choses : des générations de microbes et, à l’instant où le mal prend, un « terrain ».
Jamais, en un mot, un phénomène historique ne s’explique pleinement en dehors de l’étude de son moment. Cela est vrai de toutes les étapes de l’évolution. De celle où nous vivons comme des autres. Le proverbe arabe l’a dit avant nous : « Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères. » Pour avoir oublié cette sagesse orientale, l’étude du passé s’est parfois discréditée.
V. — Des limites de l’actuel et de l’inactuel
Cependant pour ne pas expliquer tout le présent, faut‑il croire que le passé soit inutile à son explication ? Le singulier est que la question, aujourd’hui, puisse se poser.
Jusqu’à une époque très proche de nous, en effet, elle a paru, presque unanimement, résolue d’avance. « Celui qui voudra s’en tenir au présent, à l’actuel, ne comprendra pas l’actuel », écrivait, au siècle dernier, Michelet, en tête de ce beau livre du Peuple, tout plein pourtant des fièvres du moment. Et déjà Leibniz rangeait parmi les bienfaits qu’il attendait de l’histoire « les origines des choses présentes trouvées dans les choses passées ; car, ajoutait‑il, une réalité ne se comprend jamais mieux que par ses causes »
Mais, depuis Leibniz, depuis Michelet, un grand fait s’est produit : les révolutions successives des techniques ont démesurément élargi l’intervalle psychologique entre les générations. Non sans quelque raison, peut‑être, l’homme de l’age de l’électricité ou de l’avion se sent très loin de ses ancêtres. Volontiers il en conclut, plus imprudemment, qu’il a cessé d’être déterminé par eux. Ajoutez le tour moderniste inné à toute mentalité d’ingénieur. Pour mettre en marche et réparer une dynamo, est‑il nécessaire d’avoir pénétré les idées du vieux Volta sur le galvanisme ? Par une analogie, sans nul doute boiteuse, mais qui s’impose spontanément à plus d’une intelligence soumise à la machine, on pensera de même que, pour comprendre les grands problèmes humains de l’heure et tenter de les résoudre, il ne sert à rien d’en avoir analysé les antécédents. Pris eux aussi, sans bien s’en rendre compte, dans cette atmosphère moderniste, comment les historiens n’auraient‑ils point le sentiment que, dans leur domaine également, la frontière qui sépare le récent de l’ancien ne se déplace pas d’un mouvement moins constant ? Le régime de la monnaie stable et de l’étalon or qui, hier, figurait dans tous les manuels d’économie politique, comme la norme même de l’actualité, pour l’économiste d’aujourd’hui, est‑ce encore du présent ou de l’histoire qui déjà p.10 sent fortement le moisi ! — Derrière ces paralogismes, cependant, il est facile de découvrir un faisceau d’idées moins inconsistantes et dont la simplicité, au moins apparente, a séduit certains esprits.
Dans le vaste écoulement des temps, on croit pouvoir mettre à part une phase de faible étendue. Relativement peu distante de nous, à son point de départ, elle recouvre à son aboutissement les jours mêmes que nous vivons. En elle, rien, ni les caractères les plus marquants de l’état social ou politique, ni l’outillage matériel, ni la tonalité générale de la civilisation ne présentent, semble‑t‑il, de différences profondes avec le monde où nous avons nos habitudes. Elle parait, en un mot, affectée par rapport à nous d’un coefficient très fort de contemporanéité ». D’où l’honneur, ou la tare, de ne pas être confondue avec le reste du passé. « Depuis 1830, ce n’est plus de l’histoire », nous disait un de nos professeurs de lycée, qui était très vieux quand j’étais très jeune, « c’est de la politique ». On ne dirait plus aujourd’hui : « depuis 1830 » — les Trois Glorieuses, à leur tour, ont pris de l’age — ni « c’est de la politique ». Plutôt d’un ton respectueux : « de la sociologie » ; ou, avec moins de considération : « du journalisme ». Beaucoup cependant répéteraient volontiers : depuis 1914 ou 1940, ce n’est plus de l’histoire. Sans d’ailleurs très bien s’entendre sur les motifs de cet ostracisme.
Certains, estimant que les faits les plus voisins de nous sont par là même rebelles à toute étude vraiment sereine, souhaitent seulement épargner à la chaste Clio de trop brûlants contacts. Ainsi pensait, j’imagine, mon vieux maitre. C’est, assurément, nous prêter une faible maitrise de nos nerfs. C’est aussi oublier que, dès que les résonances sentimentales entrent en jeu, la limite entre l’actuel et l’inactuel est loin de se régler nécessairement sur la mesure mathématique d’un intervalle de temps. Avait‑il si tort, mon brave proviseur qui, dans le lycée languedocien où je fis mes premières armes de professeur, m’avertissait de sa grosse voix de capitaine d’enseignement : « Ici, le dix‑neuvième siècle, ce n’est pas bien dangereux. Mais quand vous toucherez aux guerres de religion, soyez très prudent. » En vérité, qui, une fois devant sa table de travail, n’a pas la force de soustraire son cerveau aux virus du moment sera fort capable d’en laisser filtrer les toxines jusque dans un commentaire de l’Iliade ou du Ramayana.
D’autres savants, au contraire, jugent avec raison le présent humain parfaitement susceptible de connaissance scientifique. Mais c’est pour en réserver l’étude à des disciplines bien distinctes de celle qui a le passé pour objet. Ils analysent, par exemple, ils prétendent comprendre l’économie contemporaine à l’aide d’observations bornées, dans le temps, à quelques décades. En un mot, ils considèrent l’époque où ils vivent comme p.11 séparée de celles qui l’ont précédée par de trop vifs contrastes pour ne point porter en elle‑même sa propre explication. Telle est aussi l’attitude instinctive de beaucoup de simples curieux. L’histoire des périodes un peu lointaines ne les séduit que comme un inoffensif luxe de l’esprit. D’un côté une poignée d’antiquaires occupés, par macabre dilection, à démailloter les dieux morts ; de l’autre, sociologues, économistes, publicistes : les seuls explorateurs du vivant
VI — Comprendre le présent par le passé
A y regarder de près, le privilège d’auto‑intelligibilité ainsi reconnu au présent s’appuie sur une suite d’étranges postulats.
Il suppose d’abord que les conditions humaines ont subi, dans l’intervalle d’une ou deux générations, un changement non seulement très rapide, mais aussi total : en sorte qu’aucune institution un peu ancienne, aucune manière de se conduire traditionnelle n’auraient échappé aux révolutions du laboratoire ou de l’usine. C’est oublier la force d’inertie propre à tant de créations sociales.
L’homme passe son temps à monter des mécanismes, dont il demeure ensuite le prisonnier plus ou moins volontaire. Quel observateur parcourant nos campagnes du Nord n’y a été frappé par l’étrange dessin des champs ? En dépit des atténuations que les vicissitudes de la propriété ont, au cours des ages, apporté au schéma primitif, le spectacle de ces lanières qui, démesurément étroites et allongées, découpent le sol arable en un nombre prodigieux de parcelles, garde encore aujourd’hui de quoi confondre l’agronome. Le gaspillage d’efforts qu’entraine une pareille disposition, les gênes qu’elle impose aux exploitants ne sont guère contestables. Comment l’expliquer ? Par le Code Civil et ses inévitables effets, ont répondu des publicistes trop pressés. Modifiez donc, ajoutaient‑ils, nos lois sur l’héritage ; et vous supprimerez tout le mal. S’ils avaient mieux su l’histoire, s’ils avaient aussi mieux interrogé une mentalité paysanne formée par des siècles d’empirisme, ils auraient jugé le remède moins facile. En fait, cette armature remonte à des origines si reculées que pas un savant, jusqu’ici, n’est parvenu à en rendre un compte satisfaisant ; les défricheurs de l’age des dolmens y sont probablement pour davantage que les légistes du Premier Empire. L’erreur sur la cause se prolongeant donc ici, comme il arrive presque nécessairement, en faute de thérapeutique, l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent ; elle compromet, dans le présent, l’action même.
p.12 Il y a plus. Pour qu’une société, quelle qu’elle fût, pût être déterminée tout entière par le moment immédiatement antérieur à celui qu’elle vit, il ne lui suffirait pas d’une structure si parfaitement adaptable au changement qu’elle serait véritablement désossée ; il faudrait encore que les échanges entre les générations s’opérassent seulement, si j’ose dire, à la file indienne — les enfants n’ayant de contact avec leurs ancêtres que par intermédiaire des pères.
Or, cela n’est pas vrai, même des communications purement orales. Regardez, par exemple, nos villages. Parce que les conditions du travail y tiennent pendant presque toute la journée le père et la mère éloignés des jeunes enfants, ceux‑ci sont élevés surtout par les grands parents. A chaque nouvelle formation d’esprit un pas en arrière se fait donc qui, par dessus la génération éminemment porteuse de changements, relie les cerveaux les plus malléables aux plus cristallisés. De là vient, avant tout, n’en doutons pas, le traditionalisme inhérent à tant de sociétés paysannes. Le cas est particulièrement net. Il n’est pas unique. L’antagonisme naturel aux groupes d’age s’exerçant, principalement, entre groupes limitrophes, plus d’une jeunesse a dû aux leçons des vieillards au moins autant qu’à celles des hommes mûrs.
A plus forte raison, l’écrit facilite‑t‑il grandement, entre des générations parfois très écartées, ces transferts de pensée qui font, au propre, la continuité d’une civilisation. Luther, Calvin, Loyola : des hommes d’autrefois, sans doute, des hommes du seizième siècle, que l’historien occupé à les comprendre et faire comprendre, aura pour premier devoir de replacer dans leur milieu, baignés par l’atmosphère mentale de leur temps, face à des problèmes de conscience qui ne sont plus exactement les nôtres. Osera‑t‑on pourtant dire qu’à la juste compréhension du monde actuel l’intelligence de la Réforme protestante ou de la Réforme catholique, éloignées de nous par un espace plusieurs fois centenaire, n’importe pas davantage que celle de beaucoup d’autres mouvements d’idée ou de sensibilité, plus proches, assurément, dans le temps, mais plus éphémères ?
L’erreur, en somme, est claire et sans doute pour la détruire suffit‑il de la formuler. On se représente le courant de l’évolution humaine comme fait d’une suite de brèves et profondes saccades, dont chacune ne durerait que l’espace de quelques vies. L’observation prouve, au contraire, que, dans cet immense continu, les grands ébranlements sont parfaitement capables de se propager des molécules les plus lointaines jusqu’aux plus proches. Que dirait‑on d’un géo‑physicien qui, se contentant de dénombrer les myriamètres, estimerait l’action de la lune sur notre globe beaucoup plus considérable que celle du soleil ? Pas plus dans la durée que dans le ciel, l’efficacité d’une force ne se mesure exclusivement à la distance.
p.13 Parmi les choses passées, enfin, celles mêmes — croyances disparues sans laisser la moindre trace, formes sociales avortées, techniques mortes — qui ont, semble‑t‑il, cessé de commander le présent, les tiendra‑t‑on pour inutiles à son intelligence ? Ce serait oublier qu’il n’est pas de connaissance véritable sans un certain clavier de comparaison. A condition, il est vrai, que le rapprochement porte sur des réalités à la fois diverses et pourtant apparentées. On ne nierait guère que ce ne soit ici le cas.
Certes, nous n’estimons plus aujourd’hui que, comme l’écrivait Machiavel, comme le pensaient Hume ou Bonald, il y ait dans le temps « au moins quelque chose d’immuable : c’est l’homme ». Nous avons appris que l’homme aussi a beaucoup changé : dans son esprit et, sans doute, jusque dans les plus délicats mécanismes de son corps. Comment en serait‑il autrement ? Son atmosphère mentale s’est profondément transformée ; son hygiène, son alimentation, non moins. Il faut bien, cependant, qu’il existe dans l’humaine nature et dans les sociétés humaines un fonds permanent. Sans quoi les noms mêmes d’homme et de société ne voudraient rien dire. Ces hommes donc, croirons‑nous les comprendre si nous ne les étudions que dans leurs réactions devant les circonstances particulières à un moment ? Même sur ce qu’ils sont à ce moment‑là, l’expérience sera insuffisante. Beaucoup de virtualités provisoirement peu apparentes, mais qui, à chaque instant, peuvent se réveiller, beaucoup de moteurs, plus ou moins inconscients, des attitudes individuelles ou collectives demeureront dans l’ombre. Une expérience unique est toujours impuissante à discriminer ses propres facteurs ; par suite à fournir sa propre interprétation.
VII. — Comprendre le passé par le présent
Aussi bien cette solidarité des ages a‑t‑elle tant de force qu’entre eux les liens d’intelligibilité sont véritablement à double sens. L’incompréhension du présent nait fatalement de l’ignorance du passé. Mais il n’est peut‑être pas moins vain de s’épuiser à comprendre le passé, si l’on ne sait rien du présent. J’ai déjà ailleurs rappelé l’anecdote : j’accompagnais à Stockholm, Henri Pirenne ; à peine arrivés, il me dit : « Qu’allons‑nous voir d’abord ? Il parait qu’il y a un Hôtel de Ville tout neuf. Commençons par lui ». Puis, comme s’il voulait prévenir un étonnement, il ajouta : « Si j’étais un antiquaire, je n’aurais d’yeux que pour les vieilles choses. Mais je suis un historien. C’est pourquoi j’aime la vie ». Cette faculté d’appréhension du vivant, voilà bien, en effet, la qualité maitresse de l’historien. Ne nous laissons pas tromper par certaines froideurs de style. les plus grands parmi nous l’ont tous possédée : Fustel ou Maitland à leur façon, qui était plus austère, non moins que Michelet. Et peut‑être est‑elle, en son principe, un don des fées, que nul ne saurait prétendre acquérir s’il ne l’a trouvé en son berceau. Elle n’en a pas moins besoin d’être p.14 constamment exercée et développée. Comment ? sinon ainsi que Pirenne lui-même en donnait l’exemple, par un contact perpétuel avec l’aujourd’hui.
Car le frémissement de vie humaine, qu’il faudra tout un dur effort d’imagination pour restituer aux vieux textes, est ici directement perceptible à nos sens. J’avais lu bien des fois, j’avais souvent raconté des récits de guerre et de batailles. Connaissais‑je vraiment, au sens plein du verbe connaitre, connaissais‑je par le dedans avant d’en avoir éprouvé moi-même l’atroce nausée, ce que sont pour une armée l’encerclement, pour un peuple la défaite ? Avant d’avoir moi-même, durant l’été et l’automne 1918, respiré l’allégresse de la victoire — (en attendant, je l’espère bien, d’en regonfler une seconde fois mes poumons : mais le parfum, hélas ! ne sera plus tout à fait le même) — savais‑je vraiment ce qu’enferme ce beau mot ? A la vérité, consciemment ou non, c’est toujours à nos expériences quotidiennes que, pour les nuancer, là où il se doit, de teintes nouvelles, nous empruntons en dernière analyse les éléments qui nous servent à reconstituer le passé : les noms mêmes dont nous usons afin de caractériser les états d’ames disparus, les formes sociales évanouies, quel sens auraient‑ils pour nous si nous n’avions d’abord vu vivre des hommes ? A cette imprégnation instinctive, mieux vaut cent fois substituer une observation volontaire et contrôlée. Un grand mathématicien ne sera pas moins grand, je suppose, pour avoir traversé les yeux clos le monde où il vit. Mais l’érudit qui n’a le goût de regarder autour de lui ni les hommes, ni les choses, ni les événements, il méritera peut‑être, comme disait Pirenne, le nom d’un utile antiquaire. Il fera sagement de renoncer à celui d’historien.
Au surplus, l’éducation de la sensibilité historique n’est pas toujours seule en cause. Il arrive que, dans une ligne donnée, la connaissance du présent importe plus directement encore à l’intelligence du passé.
L’erreur, en effet, serait grave de croire que l’ordre adopté par les historiens dans leurs enquêtes doive nécessairement se modeler sur celui des événements. Quitte à restituer ensuite à l’histoire son mouvement véritable, ils ont souvent profit à commencer par la lire, comme disait Maitland, « à rebours ». Car la démarche naturelle de toute recherche est d’aller du mieux ou du moins mal connu au plus obscur. Sans doute, il s’en faut de beaucoup que, la lumière des documents se fasse régulièrement plus vive à mesure qu’on descend le fil des ages. Nous sommes incomparablement moins bien renseignés sur le Xe siècle de notre ère, par exemple, que sur l’époque de César ou d’Auguste. Dans la majorité des cas, les périodes les plus proches n’en coïncident pas moins avec les zones de clarté relative. Ajoutez qu’à procéder mécaniquement de l’arrière à l’avant, p.15 on court toujours le risque de perdre son temps à pourchasser les débuts ou les causes de phénomènes qui, à l’expérience, se révèleront peut‑être imaginaires. Pour avoir omis de pratiquer, quand et où elle s’imposait, une méthode prudemment régressive, les plus illustres d’entre nous se sont parfois abandonnés à d’étranges erreurs. Fustel de Coulanges s’est penché sur les « origines » d’institutions féodales dont il ne se formait, je le crains, qu’une image assez confuse et sur les prémices d’un servage que, mal instruit par des descriptions de seconde main, il concevait sous des couleurs tout à fait fausses.
Or, moins exceptionnellement sans doute qu’on ne le pense, il arrive qu’afin d’atteindre le jour, ce soit jusqu’au présent qu’il faille poursuivre. Dans quelques‑uns de ses caractères fondamentaux, notre paysage rural, on le sait déjà, date d’époques extrêmement lointaines. Mais, pour interpréter les rares documents qui nous permettent de pénétrer cette brumeuse genèse, pour poser correctement les problèmes, pour en avoir même l’idée, une première condition a dû être remplie : observer, analyser le paysage d’aujourd’hui. Car lui seul donnait les perspectives d’ensemble, dont il était indispensable de partir. Non certes qu’il puisse s’agir, ayant immobilisé une fois pour toutes cette image, de l’imposer telle quelle, à chaque étape du passé, successivement rencontrée de l’aval à l’amont. Ici comme ailleurs, c’est un changement que l’historien veut saisir. Mais, dans le film qu’il considère, seule la dernière pellicule est intacte. Pour reconstituer les traits brisés des autres, force a été de dérouler, d’abord, la bobine en sens inverse des prises de vues.
Il n’y a donc qu’une science des hommes dans le temps et qui sans cesse a besoin d’unir l’étude des morts à celle des vivants. Comment l’appeler ? J’ai déjà dit pourquoi l’antique nom d’histoire me parait le plus compréhensif, le moins exclusif ; le plus chargé aussi des émouvants souvenirs d’un effort beaucoup plus que séculaire : partant, le meilleur. En proposant ainsi de l’étendre, contrairement à certains préjugés, d’ailleurs bien moins vieux que lui, jusqu’à la connaissance du présent, on ne poursuit — faut‑il s’en défendre ? — aucune revendication corporative. La vie est trop brève, les connaissances sont trop longues à acquérir pour permettre, même au plus beau génie, une expérience totale de l’humanité. Le monde actuel aura toujours ses spécialistes, comme l’age de pierre ou l’égyptologie. Aux uns comme aux autres, on demande simplement de se souvenir que les recherches historiques ne souffrent pas d’autarcie. Isolé, aucun d’eux ne comprendra jamais rien qu’à demi, fût‑ce à son propre champ d’études ; et la seule histoire véritable, qui ne peut se faire que par entr’aide, est l’histoire universelle.
p.16 Une science, cependant, ne se définit pas uniquement par son objet. Ses limites peuvent être fixées, tout autant, par la nature propre de ses méthodes. Reste donc à nous demander si, selon qu’on se rapproche ou s’éloigne du moment présent, les techniques mêmes de l’enquête ne devraient pas être tenues pour foncièrement différentes. C’est poser le problème de l’observation historique.
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