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L’OBSERVATION HISTORIQUE
I. — Caractères généraux de l’observation historique
p.17 Plaçons‑nous résolument, pour commencer, dans l’étude du passé.
Les caractères les plus apparents de l’information historique entendue dans ce sens restreint et usuel du terme ont été maintes fois décrits. Les faits qu’il étudie, l’historien, nous dit‑on est, par définition, dans l’impossibilité absolue de les constater lui-même. Aucun égyptologue n’a vu Ramsès. Aucun spécialiste des guerres napoléoniennes n’a entendu le canon d’Austerlitz. Des ages qui nous ont précédés, nous ne saurions donc parler que d’après témoins. Nous sommes, à leur égard, dans la situation du juge d’instruction qui s’efforce de reconstituer un crime auquel il n’a point assisté ; du physicien qui, retenu à la chambre par la grippe, ne connaitrait les résultats de ses expériences que grace aux rapports d’un garçon de laboratoire. En un mot, par contraste avec la connaissance du présent, celle du passé serait nécessairement « indirecte ».
Qu’il y ait, dans ces remarques, une part de vérité, nul ne songera à le nier. Elles demandent cependant à être sensiblement nuancées.
Un chef d’armées, je suppose, vient de remporter une victoire. Sur le champ, il entreprend d’en écrire de sa main le récit. Il a conçu le plan de la bataille. Il l’a dirigée. Grace à la médiocre étendue du terrain (car décidés à mettre tous les atouts dans notre jeu, nous imaginons une rencontre de l’ancien temps, ramassée dans un étroit espace), il a pu voir la mêlée presque tout entière se dérouler sous ses yeux. N’en doutons point pourtant : sur plus d’un épisode essentiel, force lui sera de s’en p.18 remettre au rapport de ses lieutenants. En quoi, d’ailleurs, il ne fera que se conformer, devenu narrateur, à la conduite même qu’il avait tenue quelques heures plus tôt, dans l’action. Pour régler alors, de moment en moment, sur les vicissitudes du combat les mouvements de ses troupes, quelles informations croira‑t‑on qui l’auront le mieux servi : les images plus ou moins confusément entrevues à travers sa lorgnette, ou les comptes rendus qu’apportaient, bride abattue, estafettes ou aides de camp ? Rarement le conducteur d’hommes se suffit d’être à lui-même son propre témoin. Cependant, jusque dans une hypothèse aussi favorable, que reste-t‑il donc de cette fameuse observation directe, privilège prétendu de l’étude du présent ?
C’est qu’en vérité elle n’est presque jamais qu’un leurre : aussitôt, du moins, que l’horizon de l’observateur s’élargit un peu. Tout recueil de choses vues est fait pour une bonne moitié de choses vues par autrui. Économiste, j’étudie le mouvement des échanges ce mois‑ci, cette semaine-ci ; c’est à l’aide de statistiques que je n’ai pas personnellement dressées. Explorateur de l’extrême pointe de l’actuel, je m’attache à sonder l’opinion publique sur les grands problèmes de l’heure ; je pose des questions ; je note, collationne et dénombre des réponses. Que me fournissent‑elles, sinon, plus ou moins gauchement exprimée, l’image que mes interlocuteurs se forment de ce qu’ils croient penser eux‑mêmes ou celle qu’ils souhaitent me présenter de leurs pensées. Ils sont les sujets de mon expérience. Mais alors qu’un physiologiste, qui dissèque un cobaye, aperçoit de ses propres yeux la lésion ou l’anomalie cherchées, je ne connais l’état d’ame de mes « hommes de la rue » qu’à travers le tableau qu’ils acceptent eux‑mêmes de m’en fournir. Parce que, dans l’immense tissu d’événements, de gestes et de paroles dont se compose le destin d’un groupe humain, l’individu ne perçoit jamais qu’un petit coin, étroitement borné par ses sens et sa faculté d’attention ; parce qu’en outre, il ne possède jamais la conscience immédiate que de ses propres états mentaux : toute connaissance de l’humanité, quel qu’en soit, dans le temps, le point d’application, puisera toujours dans les témoignages d’autrui une grande part de sa substance. L’enquêteur du présent n’est guère là‑dessus beaucoup mieux partagé que l’historien du passé.
Mais, il y a plus. L’observation du passé, même d’un passé très reculé, est‑il sûr qu’elle soit toujours à ce point « indirecte » ?
On voit très bien pour quelles raisons l’impression de cet éloignement entre l’objet de la connaissance et le chercheur s’est imposé avec tant de force à beaucoup de théoriciens de l’histoire. C’est qu’ils pensaient avant tout à une histoire d’événements, voire d’épisodes : je veux dire qui, à tort ou à raison (le moment n’est pas venu de l’examiner), attache une p.19 extrême importance à retracer exactement les actes, propos ou attitudes de quelques personnages, groupés dans une scène de durée relativement courte où se ramassent, comme dans la tragédie classique, toutes les forces de crise du moment : journée révolutionnaire, combat, entrevue diplomatique. On a raconté que, le 2 septembre 1792, la tête de la princesse de Lamballe avait été promenée au bout d’une pique sous les fenêtres de la famille royale. Est‑ce vrai ? Est‑ce faux ? M. Pierre Caron, qui a écrit sur les Massacres un livre d’une admirable probité, n’ose se prononcer. S’il lui avait été donné de contempler, lui-même, depuis une des tours du Temple, l’affreux cortège, il saurait assurément à quoi s’en tenir. A supposer, du moins, qu’ayant gardé, comme on peut le croire, dans ces circonstances, tout son sang‑froid de savant, il eût, en outre, par une juste méfiance de sa mémoire, pris soin de noter sur le champ ses observations. En pareil cas, sans nul doute, l’historien se sent, par rapport au bon témoin d’un fait présent, dans une position un peu humiliante. Il est comme à la queue d’une colonne où les avis se transmettent depuis la tête, de rang en rang. Ce n’est pas une très bonne place pour être sûrement renseigné. J’ai vu, naguère, durant une relève nocturne, passer ainsi, le long de la file, le cri : « Attention ! Trous d’obus à gauche ». Le dernier homme le reçut sous la forme : « Allez à gauche », fit un pas de ce côté et s’effondra.
Il est cependant d’autres éventualités. Dans les murs de certaines citadelles syriennes, élevées quelques millénaires avant Jésus‑Christ, les archéologues ont retrouvé de nos jours, prises en plein bloquage, des poteries pleines de squelettes d’enfants. Comme on ne saurait raisonnablement supposer que ces ossements soient venus là par hasard, nous sommes de toute évidence en face de restes de sacrifices humains, accomplis au moment même de la construction et liés à celle‑ci. Sur les croyances qui s’expriment par ces rites, force nous sera sans doute de nous en remettre à des témoignages du temps, s’il en existe, ou de procéder par analogie à l’aide d’autres témoignages. Une foi que nous ne partageons pas, comment donc la connaitrions‑nous sinon à travers les dires d’autrui ? C’est le cas, il faut le répéter, de tous les phénomènes de conscience dès qu’ils nous sont étrangers. Quant au fait même du sacrifice, par contre, notre position est bien différente. Certes, nous ne le saisissons pas, à proprement parler, d’une prise absolument immédiate ; pas plus que le géologue, l’ammonite dont il découvre le fossile. Pas plus que le physicien, le mouvement moléculaire dont il décèle les effets dans le mouvement brownien. Mais le raisonnement très simple qui, en excluant toute autre possibilité d’explication, nous permet de passer de l’objet véritablement constaté au fait dont cet objet apporte la preuve — ce travail d’interprétation rudimentaire très voisin, en somme, des opérations mentales instinctives sans lesquelles aucune sensation ne deviendrait perception — il n’est rien chez lui qui, entre la chose et nous, ait exigé l’interposition d’un p.20 autre observateur. Les spécialistes de la méthode ont généralement entendu par connaissance indirecte celle qui n’atteint l’esprit de l’historien que par le canal d’esprits humains différents. Le terme n’est peut‑être pas très bien choisi ; il se borne à indiquer la présence d’un intermédiaire ; on ne voit pas pourquoi ce chainon serait nécessairement de nature humaine. Acceptons cependant, sans disputer sur les mots, l’usage commun. En ce sens, notre connaissance des immolations murales, dans l’antique Syrie, n’a assurément rien d’indirect.
Or, beaucoup d’autres vestiges du passé nous offrent un accès également tout de plain‑pied. Tel est le cas, dans leur presque totalité, de l’immense masse des témoignages non écrits, celui même d’un bon nombre d’écrits. Si les théoriciens les plus connus de nos méthodes n’avaient pas manifesté envers les techniques propres de l’archéologie une aussi étonnante et superbe indifférence, s’ils n’avaient pas été, dans l’ordre documentaire, obsédés par le récit autant que dans l’ordre des faits par l’événement, sans doute les aurait‑on vus moins prompts à nous rejeter vers une observation éternellement dépendante. Dans les tombes royales d’Our, en Chaldée, on a trouvé des grains de colliers faits d’amazonite. Comme les gisements les plus proches de cette pierre se placent au cœur de l’Inde ou dans les alentours du lac Baïkal, la conclusion a semblé s’imposer que, dès le troisième millénaire avant notre ère, les cités du Bas Euphrate entretenaient des relations d’échange avec des terres extrêmement lointaines. L’induction pourra paraitre bonne ou fragile. Quelque jugement qu’on porte sur elle, c’est indéniablement une induction du type le plus classique ; elle se fonde sur la constatation d’un fait et la parole d’autrui n’y intervient en rien. Mais les documents matériels ne sont pas, à beaucoup près, les seuls à posséder ce privilège de pouvoir être ainsi appréhendés de première main. Autant que le silex taillé jadis par l’artisan des ages de pierre, un trait de langage, une règle de droit incorporée dans un texte, un rite fixé par un livre des cérémonies ou représenté sur une stèle sont des réalités que nous saisissons nous‑mêmes et que nous exploitons par un effort d’intelligence strictement personnel. Aucun autre cerveau humain n’a besoin d’y être appelé comme truchement. Il n’est point vrai, pour reprendre la comparaison de tout à l’heure, que l’historien en soit nécessairement réduit à ne savoir ce qui se passe dans son laboratoire que par les comptes rendus d’un étranger. Il n’arrive jamais qu’après l’expérience terminée. Mais, si les circonstances le favorisent, l’expérience aura laissé des résidus qu’il ne lui sera pas impossible de percevoir de ses propres yeux.
C’est donc en d’autres termes, à la fois moins ambigus et plus compréhensifs, qu’il convient de définir les indiscutables particularités de l’observation historique.
p.21 Pour premier caractère, la connaissance de tous les faits humains dans le passé, de la plupart d’entre eux dans le présent, a d’être, selon l’heureuse expression de François Simiand, une connaissance par traces. Qu’il s’agisse des ossements murés dans les remparts de la Syrie, d’un mot dont la forme ou l’emploi révèle une coutume, du récit écrit par le témoin d’une scène ancienne ou récente, qu’entendons‑nous en effet par documenta sinon une « trace », c’est‑à‑dire la marque, perceptible aux sens, qu’a laissée un phénomène en lui-même impossible à saisir ? Peu importe que l’objet originel se trouve par nature inaccessible à la sensation, comme l’atome dont la trajectoire est rendue visible dans le tube de Crookes — ou qu’il soit seulement devenu tel aujourd’hui par l’effet du temps, comme la fougère, pourrie depuis des millénaires, dont l’empreinte subsiste sur le bloc de houille ou comme les solennités tombées dans une longue désuétude que l’on voit peintes et commentées sur les murs des temples égyptiens. Dans les deux cas, le procédé de reconstitution est le même et toutes les sciences en offrent de multiples exemples.
Mais, de ce qu’un grand nombre de chercheurs de toute catégorie se trouvent ainsi contraints de ne saisir certains phénomènes centraux qu’à travers d’autres phénomènes qui en sont dérivés, il ne résulte pas entre eux, à beaucoup près, une parfaite égalité de moyens. Il se peut que, comme le physicien, ils aient le pouvoir de provoquer eux‑mêmes l’apparition de ces traces. Il se peut, au contraire, qu’ils soient réduits à l’attendre du caprice de forces sur lesquelles ils ne possèdent pas la moindre influence. Dans l’un ou l’autre cas, leur position sera, de toute évidence, extrêmement différente. Qu’en est‑il des observateurs des faits humains ? Ici, les questions de date reprennent leurs droits.
Que tous les faits humains un peu complexes échappent à la possibilité d’une reproduction ou d’une orientation volontaires, la chose semble aller de soi et nous aurons, d’ailleurs, à y revenir plus tard. Certes, depuis les plus élémentaires mesures de sensation jusqu’aux textes les plus raffinés de l’intelligence ou de l’émotivité, il existe une expérimentation psychologique. Mais elle ne s’applique, en somme, qu’à l’individu. La psychologie collective lui est à peu près entièrement rebelle. On ne pourrait guère — on n’oserait guère, à supposer qu’on le pût — susciter délibérément une panique ou un mouvement d’enthousiasme religieux. Cependant lorsque les phénomènes étudiés appartiennent au présent ou au tout proche passé, l’observateur — si incapable soit‑il de les forcer à se répéter ou d’en infléchir, à son gré, le déroulement — ne se trouve pas également désarmé vis‑à‑vis de leurs traces. Il peut, littéralement, appeler certaines d’entre elles à l’existence. Ce sont les rapports des témoins.
p.22 Le 5 décembre 1805, l’expérience d’Austerlitz n’était pas plus qu’aujourd’hui susceptible de recommencement. Qu’avait fait pourtant dans la bataille tel ou tel régiment ? Napoléon, s’il a voulu, quelques heures après que le feu eût cessé, se renseigner là‑dessus — deux mots lui ont suffi pour qu’un des officiers lui adressat un compte rendu. Aucune relation de cette sorte, publique ou privée, n’a‑t‑elle au contraire jamais été établie ? Celles qui ont été écrites se sont‑elles perdues ? Nous aurons beau nous poser à notre tour la même question, elle risquera fort de demeurer éternellement sans réponse, avec beaucoup d’autres beaucoup plus importantes. Quel historien n’a rêvé de pouvoir, comme Ulysse, nourrir les ombres de sang pour les interroger ? Mais les miracles de la Nekuia ne sont plus de saison et nous n’avons d’autre machine à remonter le temps que celle qui fonctionne dans notre cerveau, avec des matériaux fournis par les générations passées.
Sans doute, il ne faudrait point exagérer non plus les privilèges de l’étude du présent. Imaginons que tous les officiers, que tous les hommes du régiment aient péri ; ou, plus simplement, que parmi les survivants il ne se soit plus trouvé de témoins dont la mémoire, dont les facultés d’attention. fussent dignes de créance. Napoléon n’aura pas été mieux loti que nous. Quiconque a pris part, fût‑ce dans le rôle le plus humble, à quelque grande action, le sait bien ; il arrive qu’un épisode parfois capital soit, au bout de peu d’heures, impossible à préciser. Ajoutez que toutes les traces ne se prêtent pas avec la même docilité à cette évocation à retardement. Si les douanes ont négligé d’enregistrer chaque jour, en novembre 1942, l’entrée et la sortie des marchandises, je n’aurai pratiquement aucun moyen, en décembre, d’apprécier le commerce extérieur du mois précédent. En un mot, de l’enquête sur le lointain à l’enquête sur le tout proche, la différence est une fois de plus seulement de degré. Elle n’atteint pas le fond des méthodes. Elle n’en est pas moins importante pour cela, et il convient d’en tirer les conséquences.
Le passé est, par définition, un donné que rien ne modifiera plus. Mais la connaissance du passé est une chose en progrès, qui sans cesse se transforme et se perfectionne. A qui en douterait, il suffirait de rappeler ce qui, depuis un peu plus d’un siècle, s’est fait sous nos yeux. D’immenses pans d’humanité sont sortis des brumes. L’Égypte et la Chaldée ont secoué leurs linceuls. Les villes mortes de l’Asie Centrale ont révélé leurs langues que nul ne savait plus parler, et leurs religions dès longtemps éteintes. Une civilisation tout entière ignorée vient de se lever du tombeau, sur les bords de l’Indus. Ce n’est pas tout et l’ingéniosité des chercheurs à fouiller plus avant les bibliothèques, à ouvrir dans les vieux sols de nouvelles tranchées ne travaille pas seule, ni peut‑être le plus p.23 efficacement, à enrichir l’image des temps accomplis. Des procédés d’investigation jusque là inconnus ont eux aussi surgi. Nous savons mieux que nos prédécesseurs interroger les langues sur les mœurs, les outils sur l’ouvrier. Nous avons appris surtout à descendre plus profondément dans l’analyse des faits sociaux. L’étude des croyances et rites populaires développe à peine ses premières perspectives. L’histoire de l’économie dont Cournot, naguère, énumérant les divers aspects de la recherche historique, n’avait pas même l’idée, commence seulement de se constituer. Tout cela est certain. Tout cela nous permet les plus vastes espoirs. Non des espoirs illimités. Ce sentiment de progression véritablement indéfinie que donne une science comme la chimie, capable de créer jusqu’à son propre objet, nous est refusé. C’est que les explorateurs du passé ne sont pas des hommes tout à fait libres. Le passé est leur tyran. Il leur interdit de rien connaitre de lui qu’il ne leur ait lui même livré, sciemment ou non. Nous n’établirons jamais une statistique des prix à l’époque mérovingienne, car aucun document n’a enregistré ces prix en nombre suffisant. Nous ne pénétrerons jamais aussi bien la mentalité des hommes du XIe siècle européen, par exemple, que nous pouvons le faire pour les contemporains de Pascal ou de Voltaire ; parce que nous n’avons d’eux ni lettres privées, ni confessions ; parce que nous n’avons sur quelques‑uns d’entre eux que de mauvaises biographies en style convenu. A cause de cette lacune, toute une partie de notre histoire affecte nécessairement l’allure, un peu exsangue, d’un monde sans individus. Ne nous plaignons pas trop. Dans cette étroite soumission à un inflexible destin nous ne sommes pas — nous, pauvres adeptes souvent raillés des jeunes sciences de l’homme — plus mal partagés que beaucoup de nos confrères, voués à des disciplines plus vieilles et plus sûres d’elles. Tel est le sort commun de toutes les études que leur mission appelle à scruter des phénomènes révolus — et le préhistorien n’est pas, faute d’écrits, plus incapable de restituer les liturgies de l’age de pierre que le paléontologue, je suppose, les glandes à sécrétion interne du plésiosaure, dont seul le squelette subsiste. Il est toujours désagréable de dire : « je ne sais pas », « je ne peux pas savoir ». Il ne faut le dire qu’après avoir énergiquement, désespérément cherché. Mais il y a des moments où le plus impérieux devoir du savant est, ayant tout tenté, de se résigner à l’ignorance et de l’avouer honnêtement.
« Hérodote de Thourioi expose ici ses recherches, afin que les choses faites par les hommes ne s’oublient pas avec le temps et que de grandes et merveilleuses actions, accomplies tant par les Grecs que par les Barbares, ne perdent point leur éclat. » Ainsi commence le plus ancien livre d’histoire qui, dans le monde occidental, soit, autrement que par p.24 fragments, venu jusqu’à nous. A côté de lui, plaçons, par exemple, un de ces guides du voyage d’au delà que les Égyptiens, au temps des Pharaons, glissaient dans les tombeaux. Nous aurons, face à face, les types mêmes des deux grandes classes entre lesquelles se répartit la masse immensément variée des documents mis par le passé à la disposition des historiens. Les témoignages du premier groupe sont volontaires. Les autres, non.
Quand, en effet, nous lisons, pour nous informer, Hérodote ou Froissart, les Mémoires du Maréchal Joffre ou les comptes rendus, d’ailleurs parfaitement contradictoires, que les journaux allemands et britanniques donnent, ces jours‑ci, de l’attaque d’un convoi en Méditerranée — que faisons‑nous, sinon nous conformer exactement à ce que les auteurs de ces écrits attendaient de nous ? Au contraire, les formules des papyrus des morts n’étaient destinées qu’à être récitées par l’ame en péril et entendues des dieux seuls ; l’homme des palafittes, qui, dans le lac voisin où l’archéologue les remue aujourd’hui, jetait les débris de sa cuisine, ne voulait qu’épargner une souillure à sa hutte ; la bulle d’exemption pontificale n’était si précautionneusement conservée dans les coffres du Monastère qu’afin d’être, le moment venu, brandie sous les yeux d’un évêque importun. A tous ces soins, le souci d’instruire l’opinion, soit des contemporains, soit des historiens futurs n’avait aucune part ; et lorsque le médiéviste dans les archives feuillette, en l’an de grace 1942, la correspondance commerciale des Cedames de Lucques, il se rend coupable d’une indiscrétion que les Cedames de nos jours, s’il prenait les mêmes libertés avec leur copie‑lettres, qualifieraient durement.
Or les sources narratives — pour employer dans son français un peu baroque l’expression consacrée — c’est‑à‑dire les récits délibérément voués à l’information des lecteurs, n’ont pas cessé assurément de prêter au chercheur un secours précieux. Entre autres avantages, elles sont ordinairement les seules à fournir un encadrement chronologique tant soit peu suivi. Que le préhistorien — que l’historien de l’Inde — ne donnerait‑il pas pour disposer d’un Hérodote ? On n’en saurait douter : c’est dans la seconde catégorie de témoignages, c’est dans les témoins malgré eux que la recherche historique, au cours de ses progrès, a été amenée à mettre de plus en plus sa confiance. Comparez l’histoire romaine telle que l’écrivaient Rollin ou même Niebuhr avec celle que n’importe quel précis met aujourd’hui sous nos yeux : la première qui de Tite Live, Suétone ou Florus tirait le plus clair de sa substance, la seconde batie pour une large part à coup d’inscriptions, de papyrus, de monnaies. Des morceaux entiers du passé n’ont pu être reconstitués qu’ainsi : toute la préhistoire, presque toute l’histoire économique, presque toute l’histoire des structures sociales. Dans le présent même qui de nous, plutôt que tous les journaux de 1938 ou 1939, ne préférerait tenir en mains quelques pièces secrètes de chancellerie, quelques rapports confidentiels de chefs militaires ?
p.25 Ce n’est pas que les documents de ce genre soient plus que d’autres exempts d’erreur ou de mensonge. Les fausses bulles ne manquent point et pas plus que toutes les relations d’ambassadeurs, toutes les lettres d’affaire ne disent la vérité. Mais la déformation ici, à supposer qu’elle existe, n’a du moins pas été conçue spécialement à l’intention de la postérité. Surtout ces indices que, sans préméditation, le passé laisse tomber le long de sa route, ne nous permettent pas seulement de suppléer aux récits lorsque ceux‑ci font défaut, ou de les contrôler, si la véracité en est suspecte. Ils écartent de nos études un danger plus mortel que l’ignorance ou l’inexactitude : celui d’une irrémédiable sclérose. Sans leur secours en effet, ne verrait‑on pas inévitablement l’historien, chaque fois qu’il se penche sur des générations disparues, devenir aussitôt le prisonnier des préjugés, des fausses prudences, des myopies dont la vision de ces générations mêmes avait souffert — le médiéviste, par exemple, n’accorder qu’une faible importance au mouvement communal, sous prétexte que les écrivains du moyen age n’en entretenaient pas volontiers leur public, ou dédaigner les grands élans de la vie religieuse pour la belle raison qu’ils occupent, dans la littérature narrative du temps, une place beaucoup plus mince que les guerres des barons ; l’histoire, en un mot — pour reprendre une antithèse chère à Michelet — se faire moins l’exploratrice de plus en plus hardie des ages révolus que l’éternelle et immobile élève de leurs « chroniques ».
Aussi bien, jusque dans les témoignages les plus résolument volontaires, ce que le texte nous dit expressément a cessé aujourd’hui d’être l’objet préféré de notre attention. Nous nous attachons ordinairement avec bien plus d’ardeur à ce qu’il nous laisse entendre, sans avoir souhaité le dire. Chez Saint‑Simon, que découvrons‑nous de plus instructif ? Ses informations, souvent controuvées, sur les événements du règne ? Ou l’étonnante lumière que les Mémoires nous ouvrent sur la mentalité d’un grand seigneur à la cour du Roi Soleil ? Parmi les vies des saints du haut moyen age, les trois quarts au moins sont incapables de rien nous apprendre de solide sur les pieux personnages dont elles prétendent retracer le destin. Interrogeons‑les, au contraire, sur les façons de vivre ou de penser particulières aux époques où elles furent écrites, toutes choses que l’hagiographe n’avait pas le moindre désir de nous exposer : nous les trouverons d’un prix inestimable. Dans notre inévitable subordination envers le passé nous nous sommes donc affranchis du moins en ceci que, condamnés toujours à le connaitre exclusivement par ses traces, nous parvenons toutefois à en savoir sur lui beaucoup plus long qu’il n’avait lui-même cru bon de nous en faire connaitre. C’est, à bien le prendre, une grande revanche de l’intelligence sur le donné.
p.26 Mais du moment que nous ne sommes plus résignés à enregistrer purement et simplement les propos de nos témoins, du moment que nous entendons les forcer à parler, fût‑ce contre leur gré — un questionnaire plus que jamais s’impose. Telle est, en effet, la première nécessité de toute recherche historique bien conduite.
Beaucoup de personnes et même, semble‑t‑il, certains auteurs de manuels se font de la marche de notre travail une image étonnamment candide. Au commencement, diraient‑elles volontiers, sont les documents. L’historien les rassemble, les lit, s’efforce d’en peser l’authenticité et la véracité. Après quoi, et après quoi seulement, il les met en œuvre. Il n’y a qu’un malheur : aucun historien, jamais, n’a procédé ainsi. Même lorsque d’aventure il s’imagine le faire.
Car les textes, ou les documents archéologiques, fût‑ce les plus clairs en apparence et les plus complaisants, ne parlent que lorsqu’on sait les interroger. Avant Boucher de Perthes, les silex abondaient, comme de nos jours, dans les alluvions de la Somme. Mais l’interrogateur manquait et il n’y avait pas de préhistoire. Vieux médiéviste, j’avoue ne connaitre guère de lecture plus attrayante qu’un cartulaire. C’est que je sais à peu près quoi lui demander. Un recueil d’inscriptions romaines, en revanche, me dit peu. Je sais tant bien que mal les lire, non les solliciter. En d’autres termes, toute recherche historique suppose, dès ses premiers pas, que l’enquête ait déjà une direction. Au commencement est l’esprit. Jamais, dans aucune science, l’observation passive n’a rien donné de fécond. A supposer, d’ailleurs, qu’elle soit possible.
Ne nous y laissons pas tromper en effet. Il arrive, sans doute, que le questionnaire demeure purement instinctif. Il est là cependant. Sans que le travailleur en ait conscience, les articles lui en sont dictés par les affirmations ou les hésitations que ses expériences antérieures ont obscurément inscrites dans son cerveau, par la tradition, par le sens commun, c’est‑à‑dire, trop souvent, par les préjugés communs. On n’est jamais aussi réceptif qu’on ne le croit. Il n’y a pas de pire conseil à donner à un débutant que celui d’attendre ainsi, dans une attitude d’apparente soumission, l’inspiration du document. Par là plus d’une recherche de bonne volonté a été vouée à l’échec ou à l’insignifiance.
Naturellement il le faut, ce choix raisonné des questions, extrêmement souple, susceptible de se charger chemin faisant d’une multitude d’articles nouveaux, ouvert à toutes les surprises — tel cependant qu’il puisse, dès l’abord, servir d’aimant aux limailles du document. L’itinéraire que l’explorateur établit, au départ, il sait bien d’avance qu’il ne le suivra pas de point en point. A ne pas en avoir, cependant, il risquerait d’errer éternellement à l’aventure.
p.27 La diversité des témoignages historiques est presque infinie. Tout ce que l’homme dit ou écrit, tout ce qu’il fabrique, tout ce qu’il touche peut et doit renseigner sur lui. Il est curieux de constater combien les personnes étrangères à notre travail jaugent imparfaitement l’étendue de ces possibilités. C’est qu’elles continuent de s’attacher à une idée surannée de notre science : celle du temps où l’on ne savait guère lire que les témoignages volontaires. Reprochant à l’ » histoire traditionnelle » de laisser dans l’ombre des « phénomènes considérables », pourtant « plus gros de conséquences, plus capables de modifier la vie prochaine que tous les événements politiques », Paul Valéry proposait pour exemple « la conquête de la terre » par l’électricité. Sur quoi, on l’applaudira des deux mains. Il est malheureusement trop exact que cet immense sujet n’a encore donné lieu à aucun travail sérieux. Mais quand, entrainé en quelque sorte par l’excès même de sa sévérité à justifier la faute qu’il vient de dénoncer, P. Valéry ajoute que ces phénomènes « échappent » nécessairement à l’historien — car, poursuit‑il, « aucun document ne les mentionne expressément » — l’accusation cette fois, en passant du savant à la science, se trompe d’adresse. Qui croira que les entreprises d’électricité n’aient pas leurs archives, leurs états de consommation, leurs cartes d’extension des réseaux ? Les historiens, dites‑vous, ont jusqu’ici négligé d’interroger ces documents. Ils ont grand tort assurément : à moins, toutefois, que la responsabilité n’en incombe aux gardiens peut‑être trop jaloux de tant de beaux trésors. Prenez donc patience. L’histoire n’est pas encore telle qu’elle devrait être. Ce n’est pas une raison pour faire porter à l’histoire telle qu’elle peut s’écrire le poids d’erreurs qui n’appartiennent qu’à l’histoire mal comprise.
De ce caractère merveilleusement disparate de nos matériaux nait cependant une difficulté : assez grave en vérité pour compter parmi les trois ou quatre grands paradoxes du métier d’historien.
L’illusion serait grande d’imaginer qu’à chaque problème historique réponde un type unique de documents, spécialisé dans cet emploi. Plus la recherche, au contraire, s’efforce d’atteindre les faits profonds, moins il lui est permis d’espérer la lumière autrement que des rayons convergents de témoignages très divers dans leur nature. Quel historien des religions voudrait se contenter de compulser des traités de théologie ou des recueils d’hymnes ? Il le sait bien : sur les croyances et les sensibilités mortes, les images peintes ou sculptées aux murs des sanctuaires, la disposition et le mobilier des tombes ont au moins aussi long à lui dire que beaucoup d’écrits. Autant que du dépouillement des chroniques ou des chartes, notre connaissance des invasions germaniques dépend de l’archéologie funéraire et de l’étude des noms de lieux. A mesure qu’on se rapproche de notre temps, ces exigences se font sans doute différentes.
p.28 Elles ne deviennent pas pour cela moins impérieuses. Pour comprendre les sociétés d’aujourd’hui, croira‑t‑on qu’il suffise de se plonger dans la lecture des débats parlementaires ou des pièces de chancellerie ? Ne faut‑il pas encore savoir interpréter un bilan de banque : texte, pour le profane, plus hermétique que beaucoup de hiéroglyphes ? L’historien d’une époque où la machine est reine, acceptera‑t‑on qu’il ignore comment sont constituées et se sont modifiées les machines ?
Or, si presque tout problème humain important appelle ainsi le maniement de témoignages de types opposés — c’est au contraire, de toute nécessité, par type de témoignage que se distinguent les techniques érudites. L’apprentissage de chacune d’elles est long ; leur pleine possession veut une pratique plus longue encore et quasiment constante. Un bien petit nombre de travailleurs, par exemple, peuvent se vanter d’être également bien préparés à lire et critiquer une charte médiévale, à interpréter correctement les noms de lieux (qui sont, avant tout, des faits de langage), à dater sans erreur les vestiges de l’habitat préhistorique, celte, gallo-romain ; à analyser les associations végétales d’un pré, d’un guéret, d’une lande. Sans tout cela pourtant, comment prétendre décrire l’histoire de l’occupation du sol ? Peu de sciences, je crois, sont contraintes d’user, simultanément, de tant d’outils dissemblables. C’est que les faits humains sont entre tous complexes : C’est que l’homme se place à la pointe extrême de la nature.
Il est bon, à mon sens, il est indispensable que l’historien possède au moins une teinture de toutes les principales techniques de son métier. Fût‑ce seulement afin de savoir mesurer à l’avance la force de l’outil et les difficultés de son maniement. La liste des « disciplines auxiliaires » dont nous proposons l’enseignement à nos débutants est beaucoup trop courte. Des hommes qui, la moitié du temps, ne pourront atteindre les objets de leurs études qu’à travers les mots, par quel absurde paralogisme leur permet‑on, entre autres lacunes, d’ignorer les acquisitions fondamentales de la linguistique ?
Cependant, quelque variété de connaissances qu’on veuille bien prêter aux chercheurs les mieux armés, elles trouveront, toujours et ordinairement très vite, leurs limites. Point d’autre remède alors que de substituer à la multiplicité des compétences chez un même homme, une alliance des techniques pratiquées par des érudits différents, mais toutes tendues vers l’élucidation d’un thème unique. Cette méthode suppose le consentement au travail par équipes. Elle exige aussi la définition préalable, par accord commun, de quelques grands problèmes dominants. Ce sont des réussites dont nous nous trouvons encore beaucoup trop loin. Elles commanderont pourtant, dans une large mesure, n’en doutons pas, l’avenir de notre science.
III. — La transmission des témoignages
p.29 C’est une des taches les plus difficiles de l’historien que de rassembler les documents dont il estime avoir besoin. Il ne saurait guère y parvenir sans l’aide de guides divers : inventaires d’archives ou de bibliothèques, catalogues de musées, répertoires bibliographiques de toute sorte. On voit parfois des pédants à la cavalière s’étonner du temps sacrifié et par quelques érudits à composer de pareils ouvrages, et par tous les travailleurs à en apprendre l’existence et le maniement. Comme si, grace aux heures ainsi dépensées à des besognes qui, pour n’être pas sans un certain attrait caché, manquent assurément d’éclat romanesque — le plus affreux gaspillage d’énergie ne se trouvait pas finalement épargné. Passionné à juste titre par l’histoire du culte des saints, supposez que j’ignore la Bibliotheca Hagiographica Latina des Pères Bollandistes : vous imaginerez difficilement, si vous n’êtes pas spécialiste, la somme d’efforts stupidement inutiles que cette lacune de mon équipement ne manquera pas de me coûter. Ce qu’il convient de regretter, en vérité, ce n’est pas que nous puissions déjà mettre sur les rayons de nos bibliothèques une quantité notable de ces instruments (dont l’énumération, matière par matière, appartient aux livres spéciaux d’orientation). C’est qu’ils ne soient pas encore assez nombreux, surtout pour les époques les moins éloignées de nous ; que leur établissement, en France notamment, n’obéisse que par exception à un plan d’ensemble rationnellement conçu ; que leur remise à jour, enfin, soit trop souvent abandonnée aux caprices des individus ou à la parcimonie mal informée de quelques maisons d’édition. Le tome premier des admirables Sources de l’Histoire de France, que nous devons à Émile Molinier, n’a pas été réédité depuis sa première apparition, en 1901. Ce simple fait vaut un acte d’accusation. L’outil, certes, ne fait pas la science. Mais une société qui prétend respecter les sciences ne devrait pas se désintéresser de leurs outils. Sans doute serait‑elle sage aussi de ne pas trop s’en remettre pour cela à des corps académiques, que leur recrutement, favorable à la prééminence de l’age et propice aux bons élèves, ne dispose pas particulièrement à l’esprit d’entreprise. Notre École de Guerre et nos états‑majors ne sont pas seuls, chez nous, à avoir conservé au temps de l’automobile la mentalité du char à bœufs.
Cependant si bien faits, si abondants que puissent être ces poteaux indicateurs, ils ne seraient que de peu de secours à un travailleur qui n’aurait pas, d’avance, quelque idée du terrain à explorer. En dépit de ce que semblent parfois imaginer les débutants, les documents ne surgissent pas, ici ou là, par l’effet d’on ne sait quel mystérieux décret des Dieux. Leur présence ou leur absence, dans tel fonds d’archives, dans telle bibliothèque, dans tel sol, relèvent de causes humaines qui n’échappent nullement à l’analyse, et les problèmes que pose leur transmission, p.30 loin d’avoir seulement la portée d’exercices de techniciens, touchent eux‑mêmes au plus intime de la vie du passé, car ce qui se trouve ainsi mis en jeu n’est rien de moins que le passage du souvenir à travers les générations. En tête des ouvrages historiques du genre sérieux, l’auteur place généralement une liste des cotes d’archives qu’il a compulsées, des recueils dont il a fait usage. Cela est fort bien. Mais cela n’est pas assez. Tout livre d’histoire digne de ce nom devrait comporter un chapitre, ou si l’on préfère, insérée aux points tournants du développement, une suite de paragraphes qui s’intitulerait à peu près : « Comment puis‑je savoir ce que je vais dire ? » Je suis persuadé qu’à prendre connaissance de ces confessions, même les lecteurs qui ne sont pas du métier éprouveraient un vrai plaisir intellectuel. Le spectacle de la recherche, avec ses succès et ses traverses, est rarement ennuyeux. C’est le tout fait qui répand la glace et l’ennui.
Il m’arrive de recevoir la visite de travailleurs qui désirent écrire l’histoire de leur village. Régulièrement, je leur tiens les propos suivants, que je simplifie seulement un peu, afin d’éviter les détails d’érudition qui seraient ici hors de saison. « Les communautés paysannes n’ont possédé d’archives que rarement et tardivement. Les seigneuries, au contraire, étant des entreprises relativement bien organisées et douées de continuité, ont généralement conservé de bonne heure leurs dossiers. Pour toute la période antérieure à 1789, et spécialement pour les époques les plus anciennes, les principaux documents, dont vous pouvez espérer vous servir, seront donc de provenance seigneuriale. D’où il résulte à son tour que la première question à laquelle vous aurez à répondre et dont presque tout dépendra va être celle‑ci : en 1789, quel était le seigneur du village ? » (En fait, l’existence simultanée de plusieurs seigneurs, entre lesquels le village aurait été partagé, n’est nullement invraisemblable ; mais, pour faire court, on laissera de côté cette supposition.) « Trois éventualités sont concevables. La seigneurie peut avoir appartenu à une église ; à un laïque qui, sous la Révolution, émigra ; à un laïque encore, mais qui au contraire n’émigra jamais. Le premier cas est, de beaucoup, le plus favorable. Le fonds n’a pas seulement chance d’avoir été mieux tenu et depuis plus longtemps. Il a certainement été confisqué, dès 1790, en même temps que les terres, par application, de la Constitution Civile du Clergé. Porté alors dans quelque dépôt publié, on peut raisonnablement espérer qu’il continue aujourd’hui d’y figurer, à peu près intact, à la disposition des érudits. L’hypothèse de l’émigré mérite encore une assez bonne note. Là aussi il a dû y avoir saisie et transfert ; tout au plus le risque d’une destruction volontaire, comme vestige d’un régime honni, semblera‑t‑il, un peu plus à redouter. Reste la dernière possibilité. Elle p.31 serait infiniment facheuse. Les « ci-devant », en effet, du moment qu’ils ne quittaient pas la France ni ne tombaient, de quelque autre façon, sous le coup des lois de Salut Public, n’étaient nullement frappés dans leurs biens. Ils perdaient, sans doute, leurs droits seigneuriaux puisque ceux‑ci avaient été universellement abolis. Ils conservaient l’ensemble de leurs propriétés personnelles ; par suite, leurs dossiers d’affaires. N’ayant donc jamais été réclamées par l’État, les pièces que nous cherchons auront, cette fois, simplement subi le sort commun, durant les XIXe et XXe siècles, à tous les papiers de famille. A supposer qu’elles n’aient pas été égarées, mangées par les rats, ou dispersées, au gré des ventes et héritages, à travers les greniers de trois ou quatre maisons de campagne différentes, rien n’obligera leur détenteur actuel à vous les communiquer. »
J’ai cité cet exemple parce qu’il me parait tout à fait typique des conditions qui fréquemment déterminent et limitent la documentation. Il ne sera pas sans intérêt d’en analyser, de plus près, les enseignements.
Le rôle qu’on vient de voir jouer par les confiscations révolutionnaires est celui d’une déité souvent propice au chercheur : la catastrophe. D’innombrables municipes romains se sont transformées en banales petites villes italiennes, où l’archéologue retrouve péniblement quelques vestiges de l’antiquité ; seule l’éruption du Vésuve a préservé Pompéi.
Certes, il s’en faut de beaucoup que les grands désastres de l’humanité aient toujours servi l’histoire. Avec les manuscrits littéraires et historiographiques par monceaux, les inestimables dossiers de la bureaucratie impériale romaine ont sombré dans le trouble des Invasions. Sous nos yeux, les deux guerres mondiales ont rayé d’un sol chargé de gloire, monuments et dépôts d’archives. Jamais plus nous ne pourrons feuilleter les lettres des vieux marchands d’Ypres et j’ai vu brûler, durant la déroute, les carnets d’ordres d’une Armée.
Cependant à son tour, la paisible continuité d’une vie sociale sans poussées de fièvre se montre beaucoup moins favorable qu’on ne le croit parfois à la transmission du souvenir. Ce sont les révolutions qui forcent les portes des armoires de fer et contraignent les ministres à la fuite, avant qu’ils n’aient trouvé le temps de brûler leurs notes secrètes. Dans les anciennes archives judiciaires, les fonds de faillites nous livrent aujourd’hui les papiers d’entreprises qui, s’il leur avait été donné de mener jusqu’au bout une existence fructueuse et honorée, n’eussent pas manqué de vouer finalement au pilon le contenu de leurs cartonniers. Grace à l’admirable permanence des institutions monastiques, l’abbaye de Saint-Denis conservait encore, en 1789, les diplômes qui lui avaient été octroyés, plus de mille ans auparavant, par les rois mérovingiens. Mais c’est aux Archives Nationales que nous les lisons aujourd’hui. Si la communauté p.32 des moines dyonisiens avait survécu à la Révolution, est‑il sûr qu’elle nous permettrait de fouiller dans ses coffres ? Pas plus, peut‑être, que la compagnie de Jésus n’ouvre au profane l’accès de ses collections, faute desquelles tant de problèmes de l’histoire moderne demeureront toujours désespérément obscurs, ou que la Banque de France n’invite les spécialistes du Premier Empire à compulser ses registres, même les plus poudreux, tant la mentalité de l’initié est inhérente à toutes les corporations. Voilà où l’historien du présent se trouve nettement à son désavantage : il est presque totalement privé de ces confidences involontaires. Pour compensation, il dispose, il est vrai, des indiscrétions que lui chuchotent à l’oreille ses amis. Le renseignement, hélas, s’y distingue mal du racontar. Un brave cataclysme ferait souvent mieux notre affaire.
Du moins, en sera‑t‑il ainsi tant que, renonçant à s’en remettre de ce soin à leurs propres tragédies, les sociétés consentiront enfin à organiser rationnellement, avec leur mémoire, leur connaissance d’elle‑mêmes. Elles n’y réussiront qu’en s’attaquant corps à corps aux deux principaux responsables de l’oubli ou de l’ignorance : la négligence, qui égare les documents ; et plus dangereuse encore, la passion du secret — secret diplomatique, secret des affaires, secret des familles — qui les cache ou le détruit. Il est naturel que le notaire ait le devoir de ne pas révéler les opérations de son client. Mais qu’il lui soit permis d’envelopper d’un aussi impénétrable mystère les contrats passés par les clients de son bisaïeul — alors que, d’autre part, rien ne lui interdit sérieusement de laisser ces pièces s’en aller en poussière — nos lois, là‑dessus, fleurent vraiment le moisi. Quant aux motifs qui engagent la plupart des grandes entreprises à refuser de rendre publiques les statistiques les plus indispensables à une saine conduite de l’économie nationale, ils sont rarement dignes de respect. Notre civilisation aura accompli un immense progrès le jour où la dissimulation érigée en méthode d’action et presque en bourgeoise vertu cèdera la place au goût du renseignement : c’est‑à‑dire nécessairement des échanges de renseignements.
Revenons cependant à notre village. Les circonstances qui, dans ce cas précis, décident de la perte ou de la conservation, de l’accessibilité ou de l’inaccessibilité des témoignages ont leur origine dans des forces historiques de caractère général. Elles ne présentent aucun trait qui ne soit parfaitement intelligible ; mais elles sont dépourvues de tout rapport logique avec l’objet de l’enquête dont l’issue se trouve, pourtant, placée sous leur dépendance. Car on ne voit évidemment pas pourquoi l’étude d’une petite communauté rurale, au moyen age, par exemple, serait plus ou moins instructive selon que, quelques siècles plus tard, son maitre du moment s’avisa ou non d’aller grossir les rassemblements de Coblenz.
p.33 Rien de plus fréquent que ce désaccord. Si nous connaissons l’Égypte romaine infiniment mieux que la Gaule, au même temps, ce n’est pas que nous portions aux Égyptiens un intérêt plus vif qu’aux gallo‑romains : la sécheresse, les sables et les rites funéraires de la momification ont préservé là‑bas les écrits que le climat de l’Occident et ses usages vouaient, au contraire, à une rapide destruction. Entre les causes qui font le succès ou l’échec de la poursuite des documents et les motifs qui nous rendent ces documents désirables, il n’y a ordinairement rien de commun : tel est l’élément irrationnel, impossible à éliminer, qui donne à nos recherches un peu de ce tragique intérieur où tant d’œuvres de l’esprit trouvent peut‑être, avec leurs limites, une des raisons secrètes de leur destruction.
Encore, dans l’exemple cité, le sort des documents, village par village, devient‑il une fois le fait crucial connu, à peu près prévisible. Tel n’est pas toujours le cas. Le résultat final tient parfois à la rencontre d’un si grand nombre de chaines causales pleinement indépendantes les unes des autres que toute prévision s’avère impraticable. Je sais que quatre incendies successifs, puis un pillage ont dévasté les archives de l’antique abbaye de Saint Benoit‑sur‑Loire. Comment, abordant ce fonds, devinerais‑je à l’avance quels types de pièces ces ravages ont de préférence épargnés ? Ce qu’on a appelé la migration des manuscrits offre un sujet d’études du plus haut intérêt ; les passages d’une œuvre littéraire à travers les bibliothèques, l’exécution des copies, le soin ou la négligence des bibliothécaires et des copistes sont autant de traits par où s’expriment, au vif, les vicissitudes de la culture et le variable jeu de ses grands courants. Mais l’érudit le mieux informé aurait‑il pu annoncer, avant la découverte, que le manuscrit unique de la Germanie de Tacite avait échoué, au XVIe siècle, au monastère de Hersfeld ? En un mot, il y a au fond de presque chaque enquête documentaire, un résidu d’inopiné et, par suite, de risqué. Un travailleur, que j’ai quelque raison de très bien connaitre, m’a raconté qu’à Dunkerque, comme il attendait sans marquer trop d’impatience, sur la côte bombardée, un incertain embarquement, un de ses camarades lui dit, avec une mine d’étonnement : « c’est singulier, vous n’avez pas l’air de détester l’aventure ! » Mon ami aurait pu répondre qu’en dépit du préjugé courant l’habitude de la recherche n’est nullement défavorable en effet, à une acceptation assez aisée du pari avec la destinée.
Entre la connaissance du passé humain et celle du présent, nous demandions‑nous tout à l’heure, existe‑t‑il une opposition de techniques ? La réponse vient d’être donnée. Certes l’explorateur de l’actuel et celui des époques lointaines ont chacun leur façon particulière de manier l’outil. Chacun aussi, selon le cas, possède l’avantage. Le premier touche la vie d’une prise plus immédiatement sensible ; le second, dans ses fouilles, dispose de moyens qui sont souvent refusés au premier. Ainsi la dissection du cadavre, en découvrant au biologiste bien des secrets que l’étude du vivant lui aurait laissé ignorer, se tait sur beaucoup d’autres, dont le p.34 corps vivant seul détient la révélation. Mais, à quelque age de l’humanité que le chercheur s’adresse, les méthodes de l’observation qui se font presque uniformément sur traces, demeurent fondamentalement les mêmes. Pareilles également, nous allons le voir, sont les règles critiques auxquelles l’observation, pour être féconde, se doit d’obéir.
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