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Les Arabes en Espagne

l'histoire



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Les Arabes en Espagne

1. – L’Espagne avant les Arabes



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Après avoir réussi à expulser les Grecs, contenir les Berbères, et terminé ainsi la difficile conquête de ces vastes contrées africaines, jadis témoins des luttes de Rome et de Carthage et de ces guerres où Massinissa, Jugurtha et tant d'hommes illustres avaient combattu, les Arabes songèrent à conquérir l'Espagne.

Ce ne fut pas seulement le désir d'agrandir un empire, déjà trop vaste, qui les poussa à entreprendre cette conquête nouvelle. Les Berbères avaient été les plus rudes ennemis qu'ils avaient eus à combattre, ces adversaires étaient soumis, mais leur esprit d'indépendance, leur bravoure, leurs habitudes guerrières les rendaient encore redoutables. Les occuper et satisfaire leurs instincts turbulents, en les prenant pour alliés dans des expéditions guerrières, était d'une politique très sage.

Suivant Ibn Khaldoun, la première expédition qui franchit le détroit de Gibraltar et pénétra en Espagne, ne comptait que douze mille combattants et se composait presque entièrement de Berbères.

Avant de raconter comment se fit cette conquête, nous jetterons un coup d’œil sur l'histoire de l'Espagne avant l'invasion mahométane. C'est toujours dans le passé des peuples qu'il faut chercher les causes des événements présents. L'histoire passée de l'Espagne peut seule nous expliquer pourquoi elle fut si vite conquise par les disciples du prophète.

D'abord habitée par des Celtes venus de la Gaule et par des populations d'origine mal connue : Ibères et Ligures, l'Espagne avait reçu ensuite des colonies de Phéni­ciens, de Grecs et de Carthaginois. Ces derniers avaient conquis le pays et fondé Car­thagène, succursale de Carthage. Deux siècles avant J.-C., la deuxième guerre puni­que leur avait enlevé leur conquête au profit des Romains.

Les Romains possédèrent l'Espagne jusqu'au cinquième siècle de notre ère. Sous leur empire, elle s'était couverte de villes florissantes, et avait fourni à la métropole des hommes illustres : Sénèque, Lucain, Martial, les empereurs Trajan, Adrien, Marc-Aurèle, Théodose, etc.

Après avoir suivi Rome dans sa grandeur, l'Espagne dut la suivre également dans sa décadence. Les barbares du nord, Vandales, Alains, Suèves, etc., s'abattirent sur elle, après avoir ravagé les Gaules ; mais ils furent bientôt vaincus par d'autres barba­res, les Visigoths, qui s'emparèrent de l'Espagne pendant le sixième siècle et en étaient entièrement maitres quand les Arabes y parurent.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 195

la figure # 126

Bras d'une croix en or ornée de pierreries provenant des Visigoths de Tolède
(septième siècle) ; d'après une photographie.

téléchargeable sur le site web : Les Classiques des sciences sociales,
section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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Les Visigoths se mélangèrent assez vite avec l'élément latin qu'ils avaient ren­contré en Espagne. La langue latine devint leur langue et ils avaient renoncé à leurs dieux pour embrasser le christianisme, alors la religion de l'empire. La civili­sation latine avait donc subjugué ces barbares. Comme les autres conquérants de l'empire romain, ils avaient essayé de se l'assimiler dans la limite où leur intelligence rendait cette assimilation possible. Plusieurs faits prouvent qu'ils s'étaient assez intimement fusionnés avec l'élément latin qui occupait depuis si longtemps une partie du sol. Leur code (lex Visigothorum) resta la loi de l'Espagne chrétienne jusqu'au milieu du treiziè­me siècle. Lorsqu'ils furent refoulés dans les montagnes des Asturies par l'invasion musulmane, ils achevèrent de se fondre plus intimement encore avec les populations chrétiennes, et, longtemps après que l'Espagne fut reconquise, le titre d'hidalgo, c'est-à-dire fils de Goth (hijo del Gotto), était considéré comme un titre de noblesse. C'est sans doute à l'influence du sang visigoth qu'il faut attribuer la présence des individus à chevelure blonde, qu'on rencontre assez fréquemment encore en Espagne.

Mais à l'époque de l'invasion arabe, la fusion des éléments goth et latin ne s'était faite que dans les couches supérieures de la population. La masse aborigène vivant dans le servage. N'ayant aucun intérêt à défendre, et rien à perdre à changer de maitre ; elle était prête à subir passivement toutes les dominations. Il n'y avait donc pas à compter beaucoup sur une armée composée d'éléments semblables, et malheu­reusement pour la monarchie gothe, il n'y avait pas à compter davantage sur la noblesse qui la commandait. La royauté étant élective chez les Goths, et les candidats au trône toujours nombreux, leurs partisans étaient constamment en guerre et déchiraient le royaume par leurs dissensions.

Divisions sociales, dissensions intestines, absence d'esprit militaire, indifférence des masses chez lesquelles la servitude de la glèbe avait éteint tout sentiment national, telle était la situation de la monarchie des Goths quand les Arabes se montrèrent. Les rivalités qui déchiraient l'empire étaient telles que deux grands personnages espa­gnols, le comte Julien et l'archevêque de Séville, favorisèrent leur invasion.

2. - Établissement des Arabes en Espagne

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Ce fut l'an 711 de l'ère chrétienne, alors que dixième successeur de Mahomet montait sur le trône de Damas, que les musulmans pénétrèrent en Espagne avec une armée de douze mille hommes.

On comprend aisément, quand on a parcouru des provinces si fertiles du sud de cette péninsule, les seules restées encore fertiles, l'impression que durent éprouver les Arabes en y pénétrant. Climat, sol, villes, monuments, tout était merveilleux pour eux. Dans une lettre adressée au khalife, le général de l'armée arabe dépeignait le pays de la façon suivante : « C'est la Syrie pour la beauté du ciel et de la terre, l'Yémen pour la douceur du climat, les Indes pour ses fleurs et ses parfums, l'Égypte pour sa fertilité, la Chine pour ses métaux précieux. »

Les musulmans envahirent la côte d'Espagne par un point qui fut appelé depuis Gibraltar (Djebel Tarick), du nom de leur chef Tarik, lieutenant berbère du général arabe Mouza.

Il avait fallu cinquante ans aux Arabes pour s'emparer de l'Afrique berbère, mais il ne leur fallut que quelques mois pour conquérir entièrement l'Espagne chrétienne. La première bataille importante, bataille dans laquelle les mahométans eurent pour allié l'archevêque de Séville, décida du sort de la monarchie des Goths. Ils perdirent dans la même journée l'Espagne et leur roi.

Mouza n'apprit pas un aussi prompt triomphe sans quelque surprise ; il avait souvenir des longues luttes qu'il avait dû soutenir pour conquérir l'Afrique et croyait trouver en Europe autant de sentiment d'indépendance et de bravoure que chez les Berbères. Reconnaissant son erreur, et ne voulant pas laisser à son lieutenant la gloire d'avoir conquis à lui seul l'Espagne, il traversa la mer à son tour et arriva avec une armée de vingt mille hommes, dont huit mille Berbères, pour continuer la conquête.

Elle fut achevée avec une rapidité surprenante. Les plus grandes villes s'empres­saient d'ouvrir leurs portes aux envahisseurs. Des cités comme Cordoue, Malaga, Grenade, Tolède, furent conquises presque sans coup férir. À Tolède, capitale des chrétiens, les Arabes trouvèrent les couronnes de vingt-cinq rois goths. Ils y firent prisonnière la veuve chrétienne du roi Roderik, que le fils de Mouza épousa plus tard.

Les habitants de l'Espagne furent aussi bien traités que l'avaient été ceux de la Syrie et de l'Égypte. Les Arabes leur laissèrent leurs biens, leurs églises, leurs lois, le droit d'être jugés par leurs juges, et leur imposèrent seulement un tribut annuel de quelques provisions, plus un dinar d'or (15 fr.) pour chaque noble et un demi-dinar pour chaque serf Ces conditions paraissant fort douces à la population, elle se soumit sans résistance, et les Arabes n'eurent bientôt plus à lutter que contre l'aristocratie propriétaire du sol.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 197

la figure # 127

Intérieur de la mosquée de Cordoue.

téléchargeable sur le site web : Les Classiques des sciences sociales,
section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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La lutte, au surplus, ne fut pas longue : en deux années, toute trace de résistance était effacée, et l'Espagne entièrement soumise. Elle ne l'était pas pour toujours ; mais il fallut aux chrétiens huit siècles de luttes pour la reprendre.

On assure qu'après avoir conquis l'Espagne, Mouza avait l'intention de revenir en Syrie par la Gaule et l'Allemagne, prendre Constantinople à revers et soumettre au Coran tout l'ancien monde. Un ordre du khalife qui le rappela à Damas, l'empêcha de tenter cette grande entreprise. Elle eût rendu sans doute l'Europe entière mahométane, créé du même coup chez tous les peuples civilisés l'unité religieuse, et peut-être évité cette période du moyen age que, grace aux Arabes, l'Espagne n'a pas connue.

Avant de raconter ce que devinrent les Arabes en Espagne, recherchons d'abord, comment les anciens occupants du sol se fondirent avec leurs nouveaux maitres.

Les primitifs envahisseurs de l'Espagne furent composés d'Arabes et de Berbères. Les armées qui l'occupèrent ensuite comptèrent quelques tribus syriennes, mais leur nombre ne fut jamais bien élevé et elles n'apparurent que dans les premiers temps de la conquête. L'influence des Arabes, des Berbères et de la population aborigène sont donc les seules dont nous ayons à apprécier le rôle.

Un examen attentif de l'histoire des musulmans en Espagne prouve que les Arabes constituèrent l'aristocratie intellectuelle de l'invasion et son élément civilisateur, alors que les Berbères se mélangèrent aux couches moyenne et inférieure de la population. Cette suprématie intellectuelle, les Arabes la conservèrent même à l'époque où les dynasties berbères arrivèrent au pouvoir.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 198

la figure # 128

Façade du mihrab de la mosquée de Cordoue ; d'après un dessin de Murphy.

téléchargeable sur le site web : Les Classiques des sciences sociales,
section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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Nous n'avons pas de document qui permettent de dire quelle fut la proportion réciproque des éléments berbère et arabe pendant les huit siècles que dura la domina­tion musulmane en Espagne ; mais tout indique que l'élément berbère finit par devenir numériquement le plus important à partir du moment où l'Espagne se détacha du khalifat d'Orient, et surtout pendant la période des invasions berbères venues du Maroc. Lorsque l'Espagne fut séparée de l'Orient, les Arabes ne s'y maintinrent plus, en effet, que par voie de reproduction, alors que les Berbères n'avaient qu'à traverser le détroit de Gibraltar pour venir chercher fortune en Espagne.

Il parait évident également que les Arabes et les Berbères durent se mélanger non seulement entre eux, mais encore avec le fond de la population constitué par les primitifs habitants du sol. Ce fut surtout avec des chrétiennes que les Arabes alimen­tèrent leurs harems et perpétuèrent leur race. Les chroniqueurs arabes rapportent que, dans les premières expéditions, trente mille d'entre elles furent employées à cet usage ; et il y a encore à l'Alcazar de Séville une cour, dite cour des jeunes filles, dont le nom provient du tribut annuel de cent jeunes vierges que les chrétiens étaient obligés de payer à un souverain arabe. Si on considère que ces chrétiennes étaient d'origine bien différentes, et que du sang ibère, latin, grec, visigoth, etc. coulait dans leurs veines, on reconnaitra facilement que ce mélange de chrétiens, de Berbères et d'Arabes, répété pendant des siècles, dans un milieu identique, dut finir par produire une race nouvelle sensiblement différente de celles qui avaient envahi l'Espagne. Les populations diverses qui contribuèrent à la former se trouvèrent en effet dans ces conditions de croisement et de milieu que nous avons décrites dans un précédent chapitre, et qui, suivant nous, déterminent la formation d'une race.

Je n'essaierai pas de tracer ici l'histoire des souverains arabes ou berbères qui se sont succédé en Espagne pendant huit cents ans. Il suffira, pour l'intelligence de ce chapitre, de mentionner brièvement les principaux faits politiques qui se sont produits durant cette longue période.

Depuis l'année 711 de l'ère chrétienne, date de la conquête des Arabes, jusqu'à l'an 756, l'Espagne fit partie de l'empire des khalifes de Damas et fut gouvernée pour leur compte par des émirs. En 756, elle se sépara du khalifat d'Orient et forma un royaume indépendant, désigné sous le nom de khalifat de Cordoue, du nom de sa capitale.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 199

la figure # 129

Plan de la mosquée de Cordoue ; d'après les anciens auteurs arabes.

téléchargeable sur le site web : Les Classiques des sciences sociales,
section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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Après une période brillante de trois siècles, qui représente la phase culminante de la civilisation des Arabes en Espagne, leur décadence politique commença. Les chrétiens refoulés au nord profitent des dissensions des musulmans, et commencent à les attaquer. Pour s'opposer aux succès d'Alphonse VI, roi de Castille et de Léon, les Arabes appellent à leur aide, en 1085, les Berbères du Maroc. Venus d'abord en alliés ces derniers parlent bientôt en maitres. L'empire déchiré par les querelles des deux races, se divise en une vingtaine de petits royaumes. Plusieurs dynasties berbères (Almoravides, Almohades, etc.) se succèdent, les Arabes se berbérisent de plus en plus et leur civilisation diminue. Les chrétiens en profitent pour continuer à s'agrandir à leurs dépens, et forment une série de petits royaumes tels que ceux de Valence, de Castille, de Murcie, etc., qui se réunissent graduellement les uns aux autres, jusqu'à n'en plus former que quatre (Portugal, Navarre, Aragon et Castille). À la fin du treizième siècle, il ne restait plus aux Arabes que le royaume de Grenade. Ferdinand le Catholique, roi d'Aragon, ayant, par son mariage avec Isabelle, reine de Castille, réuni les deux couronnes, assiégea Grenade en 1492, et s'empara du dernier boulevard de l'islamisme en Espagne. Ayant annexé ensuite à son empire la Navarre, toute la péninsule, sauf le Portugal, se trouva réunie en une seule main.

La durée de l'empire des Arabes en Espagne fut d'environ huit siècles, c'est-à-dire à peu près égale à celle de la puissance romaine. Il périt victime de ses dissensions bien plus que des attaques étrangères. Son génie politique fut faible, mais son génie civilisateur le plaça aux premiers rangs.

Ferdinand avait accordé par traité aux Arabes le libre exercice de leur culte et de leur langue ; mais dès 1499 s'ouvrit l'ère de ces persécutions qui devaient se terminer au bout d'un siècle par leur expulsion. On commença par les baptiser de force ; puis, sous le prétexte qu'ils étaient alors chrétiens, on les livra à la sainte inquisition qui en brûla le plus qu'elle put. L'opération marchant avec lenteur, en raison de la difficulté de brûler plusieurs millions d'individus, on tint conseil sur la façon de purger le sol de l'élément étranger. Le cardinal-archevêque de Tolède, inquisiteur général du royaume, homme d'une grande piété, proposa de passer au fil de l'épée tous les Arabes non convertis, y compris les femmes et les enfants. Le dominicain Bleda fut plus radical encore. Considérant avec raison qu'on ne pouvait savoir si tous les convertis étaient bien chrétiens du fond du cœur, et observant justement qu'il serait d'ailleurs facile à Dieu de distinguer dans l'autre monde ceux qui méritaient l'enfer de ceux qui ne le méritaient pas, le saint homme proposa de couper le cou à tous les Arabes, sans aucune exception. Bien que cette mesure eût été appuyée avec énergie par le clergé espagnol, le gouvernement pensa que les victimes ne se prêteraient peut-être pas faci­lement à la subir et se borna, en 1610, à décréter l'expulsion des Arabes. On eut soin du reste de s'arranger de façon à ce que la plupart fussent massacrés pendant l'émigra­tion. L'excellent moine Bléda, dont je parlais plus haut, assure avec satisfaction qu'on en tua plus des trois quart en route. Dans une seule expédition, qui en conduisait 140 000 en Afrique, 100 000 furent massacrés. En quelques mois, l'Espagne perdit plus d'un million de ses sujets. Sédillot et la plupart des auteurs estiment à trois millions le nombre de sujets perdus pour l'Espagne, depuis la conquête de Ferdinand jusqu'à l'expulsion des Maures. Auprès de pareilles hécatombes, la Saint-Barthélémy n'est qu'une échauffourée sans importance, et il faut bien avouer que, parmi les conqué­rants barbares les plus féroces, il n'en est pas un ayant eu d'aussi cruels massacres à se reprocher.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 200

la figure # 130

Porte du Soleil à Tolède ; d'après une photographie.

téléchargeable sur le site web : Les Classiques des sciences sociales,
section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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Malheureusement pour l'Espagne, ces trois millions de sujets, dont elle se privait volontairement, constituaient l'aristocratie intellectuelle et industrielle de la nation. L'Inquisition avait pris soin, d'un autre coté, d'abattre tout ce qui, parmi les chrétiens, dépassait le niveau de la plus faible médiocrité. Ce fut seulement lorsque cette double opération fut terminée qu'on s'aperçut de ses effets. Ils furent très nets. L'Espagne, qui s'était trouvée pendant quelques temps au faite de la grandeur, tomba presque immédiatement au dernier degré de la plus honteuse décadence. Agriculture, indus­trie, commerce, sciences, littérature, population, tout s'écroula à la fois. Plusieurs siècles se sont écoulés depuis cette époque, mais, malgré ses efforts, elle ne s'est pas encore relevée de son abaissement. Tolède, qui comptait 200 000 habitants sous les Arabes, n'en possède plus que 17 000 aujourd'hui ; Cordoue qui avait un million d'habitants, en a 42 000 maintenant. Sur cent vingt-cinq villes que comprenait le diocèse de Salamanque, il en reste treize à peine. En étudiant, dans un autre chapitre, les successeurs des Arabes, nous montrerons à quel point la décadence produite par la destruction de ces derniers fut profonde. Si nous l'avons mentionnée ici, c'est qu'au­cun exemple ne saurait mieux faire ressortir l'importance du rôle joué par ce peuple dans les contrées où il apporta la civilisation. On ne pourrait trouver d'exemples plus concluants pour montrer l'influence d'une race. Avant les Arabes, civilisation presque nulle ; avec les Arabes, civilisation brillante, après les Arabes, décadence profonde. L'expérience est complète.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 201

la figure # 131

Façade de l'Alcazar de Séville ; d'après une photographie.

téléchargeable sur le site web : Les Classiques des sciences sociales,
section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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3. - Civilisation des Arabes en Espagne

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Sous les rois visigoths, l'Espagne chrétienne avait été dans une situation peu prospère. Sa culture était celle d'un peuple à demi barbare.

Aussitôt que les Arabes eurent terminé leur conquête, leur oeuvre de civilisation commença. En moins d'un siècle, ils avaient défriché les campagnes incultes, peuplé les villes désertes, créé des monuments magnifiques, établi des relations commer­ciales avec tous les autres peuples. Ils s'étaient ensuite adonnés à la culture des scien­ces et des lettres, traduisaient les auteurs grecs et latins, et fondaient des universités qui furent pendant longtemps les seuls foyers intellectuels de l'Europe.

Ce fut surtout à partir de l'avènement d'Abderraman, c'est-à-dire à partir du jour où l'Espagne se sépara de l'Orient par la proclamation en 756 du khalifat de Cordoue, que la civilisation arabe prit tout son essor. Pendant trois siècles, Cordoue fut certainement la plus éclairée sur toutes les cités de l'ancien monde.

À peine monté sur le trône, Abderraman tacha d'habituer les Arabes à considérer l'Espagne comme leur véritable patrie. Pour les éloigner de la Mecque, il batit la célèbre mosquée de Cordoue, l'une des merveilles de l'univers. N'ayant pas à dissiper ses revenus dans des expéditions lointaines, il put les consacrer à améliorer le pays, et ses successeurs tinrent à honneur de suivre cet exemple.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 202

la figure # 132

Intérieur de l'une des cours de l'Alcazar de Séville ; d'après une photographie.

téléchargeable sur le site web : Les Classiques des sciences sociales,
section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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Ce qui caractérisa surtout la civilisation des Arabes en Espagne, pendant cette période, ce fut leur goût éclaire pour les arts, les lettres et les sciences. Écoles, biblio­thèques, laboratoires se fondent de tous côtés ; les Grecs sont traduits ; les mathéma­tiques, l'astronomie, la physique, la chimie, la médecine sont cultivées avec succès et nous verrons dans des chapitres spéciaux que d'importantes découvertes furent réalisées dans ces diverses sciences.

L'industrie et le commerce furent cultivés avec la même ardeur. Les produits des mines, des manufactures d'armes, de soie, de drap, de maroquin, de sucre, étaient expédiés, dans toute l'Afrique et le Levant, par l'intermédiaire des juifs et des Berbè­res, principalement adonnés au commerce.

Les aptitudes agricoles des Arabes furent à la hauteur de leurs aptitudes scien­tifiques et industrielles. Les seuls travaux d'irrigation possédés aujourd'hui par l'Espa­gne ont été exécutés par eux. Ils introduisirent dans les plaines fertiles de l'Andalousie la canne à sucre, le mûrier, le riz, le cotonnier, le bananier, etc., et, sous leur savante culture, l'Espagne qui, sauf dans certaines parties du midi, est aujourd'hui un véritable désert, fut un immense jardin.

L'activité des Arabes s'étendait à toutes les branches des sciences, de l'industrie et des arts. Leurs travaux publics eurent l'importance de ceux des Romains. Routes, ponts, hôtelleries pour les voyageurs, hôpitaux, mosquées se multipliaient partout. Lorsque l'archevêque Ximénès faisait brûler plus tard, à Grenade, tous les manuscrits arabes, au nombre de quatre-vingt mille, qu'il avait pu réunir, il croyait rayer pour toujours du livre de l'histoire le souvenir des ennemis de sa foi ; mais, en dehors de leurs oeuvres écrites, les travaux dont ils ont couvert le sol suffiraient à perpétuer à jamais leur nom.

La capitale du khalifat de Cordoue fut un centre scientifique, artistique, industriel et commercial qu'on ne peut comparer qu'aux capitales modernes des plus grands États européens. L'antique cité est encore debout, mais ce n'est plus qu'une triste nécropole. J'ai rarement éprouvé d'émotion plus pénible qu'en parcourant cette ville immense qui compta jadis un million d'hommes, et où, avant de rencontrer un passant rasant silencieusement les murs, il faut parfois se promener des heures entières. Ce fut certes, un grand triomphe pour les chrétiens de remplacer le croissant par la croix à Cordoue ; mais le croissant régnait sur une des plus riches, des plus belles, des plus populeuses cités de l'univers, et la croix n'y abrite aujourd'hui que les tristes débris de la civilisation puissante que ses adorateurs ont pu détruire, mais non remplacer.

L'organisation du gouvernement arabe en Espagne fut très analogue à celle que nous avons décrite pour Bagdad. Le khalife, souverain absolu, représentant de Dieu sur la terre, réunissait tous les pouvoirs civils, religieux et militaires. Un conseil choi­si par lui était chargé de donner son avis sur toutes les questions concernant l'administration de l'empire.

Des gouverneurs nommés par le khalife et réunissant comme lui tous les pouvoirs étaient chargés de l'administration des provinces.

La loi civile avait pour base le Coran et les interprétations du Coran, ainsi que nous aurons occasion de l'expliquer dans un autre chapitre. Ces livres sacrés servaient de guide aux personnages chargés de rendre la justice. Des tribunaux d'appel pou­vaient réformer les décisions des premiers juges. Pas plus que les autres souverains de l'époque les khalifes n'avaient d'armée permanente. Le seul corps toujours sous les armes était constitué par la garde personnelle du souverain montant à dix ou douze hommes, mais pouvait réunir sous les armes à sa volonté tous les hommes valides de l'empire.

La marine était très puissante et c'est par elle que se faisait le commerce avec toutes les villes maritimes de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique. Les Arabes restèrent pendant longtemps les seuls maitres de la Méditerranée.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 204

la figure # 133

Intérieur de l'une des cours de l'Alcazar de Séville ; d'après une photographie.

téléchargeable sur le site web : Les Classiques des sciences sociales,
section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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De même qu'à Bagdad les revenus publics provenaient principalement du produit des impôts et des mines. Celles d'argent, d'or et de mercure étaient alors très riches. Les impôts se composaient d'un dixième du produit du sol en nature pour les musulmans et d'une capitation en argent pour les juifs et les chrétiens. À ces impôts se joignait le produit des douanes et des octrois. On évalue à la somme énorme de 300 millions les revenus de l'empire à l'époque de la plus grande puissance du khalifat d'Espagne, c'est-à-dire sous Al-Hakem II.

Les Arabes formaient, nous l'avons dit plus haut, l'aristocratie intellectuelle du pays. Les Berbères, et surtout l'ancienne population, constituaient le fond de la nation. Libres de concourir à tous les emplois, les chrétiens servaient surtout dans les armées, et les mariages entre musulmans et chrétiens étaient fréquents. La mère d'Abdéra­mane III notamment était une chrétienne.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 205

la figure # 134

Salle des rois Maures à l'Alcazar de Séville ; d'après une photographie.

téléchargeable sur le site web : Les Classiques des sciences sociales,
section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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Les Arabes réussirent en quelques siècles à transformer matériellement et intellec­tuellement l'Espagne, et à la placer à la tête de toutes les nations de l'Europe. Mais la transformation ne fut pas seulement matérielle et intellectuelle, elle fut également morale. Ils apprirent, ou au moins essayèrent d'apprendre aux peuples chrétiens, la plus précieuse des qualités humaines : la tolérance. Leur douceur à l'égard de la popu­lation conquise était telle qu'ils avaient permis à ses évêques de tenir des conciles : ceux de Séville en 782 et de Cordoue en 852 peuvent être cités comme exemples. Les nombreuses églises chrétiennes construites sous la domination arabe sont également des preuves du respect avec lequel ils traitaient les cultes placés sous leur loi.

Beaucoup de chrétiens s'étaient convertis à l'islamisme, mais ils n'avaient que bien peu d'intérêts à le faire, car les chrétiens vivant sous la domination arabe et nommés pour cette raison Mozarabes étaient traités, de même du reste que les juifs, sur le même pied que les musulmans, et pouvaient comme eux aspirer à toutes les charges de l'État. L'Espagne arabe étant le seul pays de l'Europe où les juifs étaient protégés, ces derniers avaient fini par y devenir très nombreux.

À leur grande tolérance, les Arabes d'Espagne joignaient des mœurs très cheva­leresques. Ces lois de la chevalerie : respecter les faibles, être généreux envers les vaincus, tenir religieusement sa parole, etc., que les nations chrétiennes adoptèrent plus tard, et qui finirent par exercer sur les ames une action plus puissante que celles de la religion même, furent introduites par eux en Europe.

De même que la chevalerie chrétienne plus tard, la chevalerie arabe avait son code. N'était digne du titre de chevalier que celui qui possédait les dix qualités sui­vantes : « La bonté, la valeur, l'amabilité, le talent poétique, l'éloquence, la force, l'adresse à monter à cheval, l'habileté à manier la lance, l'épée et l'arc. »

Les chroniques arabes d'Espagne sont remplies de récits qui prouvent combien de telles qualités étaient répandues. Le Wali de Cordoue ayant en 1139 assiègé Tolède, appartenant alors aux chrétiens, la reine Bérengère, qui y était enfermée, lui envoya un héraut pour lui représenter qu'il n'était pas digne d'un chevalier brave, galant et généreux d'attaquer une femme. Le général arabe se retira aussitôt, demandant pour toute faveur l'honneur de saluer la reine.

Ces mœurs chevaleresques finirent par se répandre chez les chrétiens ; mais ce fut assez lentement, et nous pouvons nous rendre compte de ce qu'était chez eux un chevalier, au onzième siècle, d'après le plus renommé d'entre eux, le Cid Campeador, Rodrigue de Vivar.

Ce héros célèbre tant chanté par les poètes, n'était en réalité qu'un chef de bande, combattant tantôt à la solde des Arabes, tantôt à celle des chrétiens, suivant qu'on le payait davantage. Ayant réussi à s'emparer de Valence par capitulation, il ne se fit aucun scrupule de faire rôtir vivant, à petit feu, le vieillard qui gouvernait la place, pour l'obliger à découvrir les trésors qu'il supposait exister dans l'Alcazar.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 207

la figure # 135

La Giralda de Séville ; d'après un dessin de G. de Prangey.

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section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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« Ce paladin célèbre, écrit M. Viardot, dont le nom réveille tous les souvenirs de la chevalerie, est le héros populaire de plus d'aventures que tous les Hercule, les Thésée, les demi-dieux de l'antiquité. Mais quelque pénible qu'il soit de dépouiller un grand nom d'une partie de l'éclat dont les siècles l'ont environné, l'histoire n'est pas tenue de sanctionner par ses jugements les récits des romanciers et les fictions des poètes. Rodrigue, ou Ruy Diaz de Vivar, n'eut que les vertus d'un soldat. Digne d'un chef d'une bande de condottieri, il fut dur, rapace, vindicatif, hardi dans le discours comme dans l'action, plein d'une fierté sauvage, mais se piquant peu de justice et de loyauté. Ce fut contre les chrétiens d'Aragon qu'il fit ses premières armes, et à la solde des musulmans, qui lui donnèrent alors le surnom arabe (syd, seigneur) sous lequel il est connu. Plus tard, il loua son épée à Sancho le Fort pour l'aider à dépouiller ses frères et ses soeurs de leurs États ; puis il promena d'alliance en alliance sa valeur vénale ; et, violant ses capitulations à Murviedro et à Valence, donnant ses prison­niers en pature à ses dogues, ou les faisant torturer et brûler, pour qu'ils découvrissent leurs trésors, il ternit enfin son plus beau triomphe militaire par des traits de perfidie, d'avarice et d'atroce cruauté. Pour justifier cette opinion, je puis invoquer aujourd'hui la nouvelle biographie du Cid, donnée par M. Dozy, dans ses Recherches sur l'histoire politique et littéraire de l'Espagne au moyen age. »

Il serait injuste de se montrer sévère pour le Cid, qui ne faisait en définitive que suivre les mœurs de son temps ; mais il était nécessaire d'indiquer ces mœurs pour montrer la grandeur des services rendus par la nation qui réussit à les faire disparaitre par la seule influence de prescriptions n'ayant que l'opinion pour sanction. On assure que la religion adoucit les mœurs et je penche quelquefois vers cette croyance, bien que l'histoire ne fournisse vraiment que peu d'arguments en sa faveur, mais il est bien certain que les lois de la chevalerie, introduites par les Arabes, ont beaucoup plus contribué que toutes les prescriptions religieuses à les améliorer. Le Cid faisant brûler à petit feu un vieillard, pour lui extorquer son argent, nous semble un vulgaire barbare ; mais à cette époque, de telles actions étaient fort simples et tout autre chef chrétien eût fait comme lui. Pierre le Cruel, ayant invité le roi de Grenade, Abou Saïd, à sa cour, et trouvant admirables les bijoux qu'il portait, trouva tout naturel de le tuer traitreusement pour s'en emparer 

De tels actes n'eussent jamais été commis par des Arabes, et, en faisant prévaloir dans le monde les sentiments qui empêchaient de les commettre, ils ont rendu de puissants services à la cause de la civilisation.

Leur supériorité morale a été reconnue par les rares auteurs qui ont étudié leur histoire. Voici comment s'exprime à cet égard un des savants les plus compétents en cette matière : « Sous le point de vue moral, scientifique, industriel, dit M. Sédillot, les Arabes étaient bien supérieurs aux chrétiens : leur caractère, leurs mœurs avaient quelque chose de généreux, de dévoué, de charitable, qu'on eût vainement cherché ailleurs. On trouvait chez eux ce sentiment de la dignité humaine qui les avait toujours distingués, et dont l'abus devait produire la funeste manie des duels.

« Les rois de Castille et de Navarre avaient tellement confiance dans la loyauté et l'hospitalité arabes, que plusieurs d'entre eux n'hésitèrent pas à se rendre à Cordoue pour consulter les médecins si renommés de cette ville. Le plus pauvre des musul­mans tenait autant à conserver intact l'honneur de sa famille que le cheik le plus orgueilleux. »

4. - Monuments laissés par les Arabes
en Espagne

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Pendant les premiers temps de leur séjour en Espagne, les Arabes se servirent d'architectes byzantins, mais l'influence de leur génie artistique sur les ouvriers employés par eux se révéla bientôt par l'emploi de certains motifs d'ornementation qui empêcheront l'observateur le moins exercé de confondre un édifice arabe avec un monument byzantin.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 209

la figure # 136

Élévation du mihrab de la mosquée de l'Alhambra ; d'après un dessin de O. Jones.

téléchargeable sur le site web : Les Classiques des sciences sociales,
section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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De même que leurs corréligionnaires d'Égypte, les Arabes d'Espagne s'affran­chirent bientôt d'ailleurs de l'influence byzantine : les ornements sur fond or ne tardèrent pas à être remplacés par des arabesques entremêlées d'inscriptions. Ils firent fréquemment usage, comme en Orient, de pendentifs formés de petites arcades super­posées en encorbellement, qu'on a comparés à des stalactites ou à des alvéoles d'abeilles, et qui font un si merveilleux effet quand on en garnit, comme à l'Alhambra, tout l'intérieur d'une coupole. Les arcades furent d'abord en fer à cheval prononcé, mais se mélangèrent bientôt d'arcs de toutes formes : ogives simples, ogives à lobes, ogives festonnées, etc. L'arc outrepassé finit même par disparaitre presque entière­ment.

La mosquée de Cordoue, du huitième siècle, et certains monuments de Tolède représentent la première époque de l'architecture arabe en Espagne ; la Giralda de Séville, du douzième siècle, et l'Alcazar une période intermédiaire, l'Alhambra de Grenade, du quatorzième siècle, son épanouissement complet.

Tous ces monuments, d'époques et de styles différents, présentent sous leur diversité un air de famille qui révèle immédiatement leur origine. Il en est de même de tous les monuments construits par les Arabes dans les diverses contrées où ils ont régné. L'Alhambra, à Grenade, la mosquée d'Hassan, au Caire, la porte d'Aladin à Delhi, appartiennent visiblement au même art, bien que dans chacun d'eux on sente l'influence du milieu où vivaient les artistes qui les ont construits. Ils révèlent l'habileté de leurs auteurs à créer des oeuvres nouvelles avec des matériaux étrangers. La porte d'Aladin, monument où l'on retrouve des éléments arabes, persans et indous, est un des plus remarquables exemples de cette puissance merveilleuse de l'art arabe d'imprimer sa personnalité à tout ce qu'il touche. Il emprunte aux Hindous dans l'Inde, aux Persans en Perse, aux Byzantins en Espagne, et reste toujours arabe.

Énumérons rapidement maintenant les principaux monuments musulmans existant encore en Espagne. Suivant la méthode que nous avons adoptée, nous en donnerons des figures exactes qui nous dispenseront de descriptions détaillées. Nous aurons à revenir d'ailleurs sur plusieurs d'entre eux dans le chapitre de cet ouvrage consacré à l'histoire de l'architecture des Arabes.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 211

la figure # 137

Façade de la mosquée de l'Alhambra de Grenade.

téléchargeable sur le site web : Les Classiques des sciences sociales,
section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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Monuments arabes de Cordoue Commencée en 780, par Abderraman, la célèbre mosquée de Cordoue, considérée par les auteurs musulmans comme la Mecque de l'Occident, est un des plus beaux monuments arabes que l'Espagne possède. « Elle fut batie, écrit Conde, vers la fin du huitième siècle par Abdérame 1er, qui passe pour en avoir été lui-même l'architecte. Il voulut, dit-on, la faire semblable, sur une plus vaste échelle, à la mosquée de Damas, et rappelant par la profusion de ses richesses les merveilles si vantées du temple de Salomon, à Jérusalem, détruit par les Romains. Cette aldjama (al-djami, métropole) surpassait en grandeur et en magnificence tous les temples de l'Orient. Son minaret s'élevait à quarante brasses du sol; sa coupole élégante, portée sur des lambris de bois ciselé, était soutenue par 1093 colonnes de différents marbres, disposées en quinconce, et formant dix-neuf larges nefs en longueur, coupées en largeur par trente huit nefs plus étroites. La façade principale, tournée au midi, en face du Guadalquivir, s'ouvrait par dix-neuf portes revêtues de lames en bronze de merveilleux travail, excepté celle du centre que recouvraient des lames d'or. Chaque face latérale, à l'orient et à l'occident, était percée de neuf portes semblables. » Bien que fort abimée par les Espagnols et bien inférieure à ce qu'elle fut jadis, la mosquée de Cordoue est encore très remarquable. Pour la sanctifier, on a commencé par batir dans son intérieur une vaste église. Les ornements des murs et les inscriptions on été recouverts d'un lait de chaux ; les mosaïques du sol enlevées ; les magnifiques plafonds en bois peint et sculpté vendus. Pour avoir une faible idée de l'aspect réel de l'ancien monument, il faut examiner le mihrab, seule partie qui ait à peu près échappé à ce triste vandalisme.

Le plafond de la mosquée est supporté par des colonnes dont la réunion forme une série de grandes nefs parallèles aboutissant à la cour de la mosquée, et coupées par d'autres nefs perpendiculaires. Leur ensemble forme une véritable forêt de marbre, de jaspe et de granit. Sur ces colonnes s'élevèrent de magnifiques arcades en fer à cheval superposées. Le plafond n'étant qu'à une dizaine de mètres du sol, il en résulte que l'intérieur de l'édifice n'a pas la sombre majesté des anciennes cathédrales gothiques du moyen age, Cologne ou Strasbourg, par exemple ; mais il possède, par suite de la superposition des arcades et de l'emploi de divers motifs d'ornementation, une origi­nalité puissante que bien peu de monuments présentent au même degré.

Quant au mihrab de la mosquée, sans aller jusqu'à dire avec Girault de Prangey, « que sa richesse d'ornement et son éclat n'ont été surpassés par aucun ouvrage ancien ou moderne analogue, » on doit reconnaitre que c'est une des plus belles choses qu'on puisse contempler.

L'art arabe n'était cependant qu'a son aurore. Il allait bientôt s'épanouir dans d'autres constructions admirables, comme l'Alhambra, dont l'éclatante magnificence devait révéler aux générations futures, le sens artistique, l'amour de la couleur et du merveilleux de la race qui les avait élevées.

Avant de quitter Cordoue, nous devons mentionner encore, mais seulement à titre de souvenir, car il n'existe plus, le palais d'Abderraman. Il ne nous est connu que par les chroniques de l'époque. Voici, d'après des écrivains arabes résumés par G. de Prangey, la description de ce palais féerique de Zahra, élevé au dixième siècle de notre ère, à quelques lieues de Cordoue. La précision avec laquelle les mêmes écri­vains arabes ont décrit la mosquée de cette dernière ville est une preuve de l'exactitude de la description qui va suivre.

« Quatre mille trois cent colonnes de marbre précieux, et d'un travail achevé, décoraient l'édifice : les salles étaient pavées de pièces de marbre taillées avec art et offrant mille dessins variés ; les parois de ces salles étaient également revêtues de marbre et ornées de frises aux couleurs éclatantes, les plafonds peints en or et azur, offraient d'élégants entrelacs ; les poutres et les caissons, en bois de cèdre, étaient d'un travail délicat et d'un fini précieux. On voyait, dans quelques-unes de ces salles, d'admirables fontaines d'eau vive et transparente retombant dans des bassins de marbre de formes élégantes et variées. Dans la salle appelée du Khalife se trouvait une fontaine de jaspe ornée d'un cygne d'or, travail admirable exécuté à Constanti­nople ; au-dessus était suspendu au plafond la fameuse perle qu'Abderame avait reçue en présent de l'empereur grec. Près de l'Alcazar étaient des grands jardins, offrant à la fois des vergers d'arbres fruitiers et des bosquets de myrtes et de lauriers, entourés de pièces d'eau immenses. Au centre de ces jardins s'élevait, sur une hauteur, le pavillon du Khalife, supporte par des colonnes en marbre blanc dont les chapiteaux étaient dorés. C'était au milieu de ce pavillon que se trouvait cette grande vasque de porphyre remplie de vif-argent qui, par un mécanisme ingénieux, jaillissant continuellement, reflétait d'une manière éblouissante les rayons du soleil. On rencontrait aussi, dans ces jardins délicieux, des bains avec leurs réservoirs en marbre, avec leurs tapis et leurs étoffes tissées de soie et d'or, sur lesquels on voyait représentés des fleurs, des forêts et des animaux, ouvrages tellement merveilleux, que ces objets semblaient naturels

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 213

la figure # 138

Cour de l'Alberca ; d'après un dessin de O. Jones.

téléchargeable sur le site web : Les Classiques des sciences sociales,
section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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« Le marbre blanc venait d'Almeria ; le rose et le vert de Carthage et de Tunis. La fontaine dorée et ciselée avait été faite en Syrie, d'autres disent à Constantinople : on y voyait sculptées des figures humaines apportées par le Grec Ahmad ; le khalife y fit placer douze figures d'animaux en or et en pierres précieuses, exécutées à la manufacture royale de Cordoue, et l'eau s'échappait continuellement par leur bouche.

« La salle du Khalife avait un plafond doré, formé de pièces transparentes de marbre de diverses couleurs ; les murailles offraient la même décoration. Au milieu était le grand bassin de marbre rempli de vif-argent, et sur chaque côté se trouvaient huit portes offrant des arcs d'ivoire et d'ébène, ornés d'or et de pierres précieuses, et supportés par des colonnes de marbres variés et de cristal pur. Ebn-Hayan raconte que ce palais renfermait 4 312 colonnes de diverses proportions ; 1 013 venaient d'Afri­que, 19 venaient de la ville de Rome, et l'empereur de Constantinople en avait donné 140 en présent à Abdérame. On avait tire le reste des diverses contrées de l'Espagne, de Tarragone et d'autres lieux. Toutes les portes étaient en fer, ou bien en cuivre argenté et dore.

Monuments arabes de Tolède Telle qu'elle est aujourd'hui, l'antique ville de Tolède est un tableau fidèle de ce que pouvait bien être une ville d'Europe au moyen age. Sa magnifique cathédrale et l'admirable cloitre San Juan de los Reyes suffiraient à eux seuls à la rendre célèbre. Indépendamment de ces monuments, on peut y étudier à chaque pas l'influence exercée par les Arabes sur l'art des peuples qui les ont remplacés.

Tolède est encore entourée de ses fortifications et de ses tours arabes. Parmi les anciennes portes de la ville se trouve la célèbre Porte de Bisagra commencée au neuvième siècle et la non moins célèbre Porte du Soleil, édifice du dixième siècle qu'il me semble difficile de ranger parmi les constructions byzantines, comme on le fait généralement, car la forme des arcades, et les détails d'ornements et l'ensemble du monument ont un cachet absolument arabe.

Parmi les monuments arabes, ou au moins judéo-arabes de Tolède, je citerai encore Santa-Maria la Blanca, ancienne synagogue du neuvième siècle.

On compte par milliers, à Tolède, les motifs d'ornement exécutés par les ouvriers arabes qui vécurent sous la domination chrétienne avant l'expulsion générale qui suivit bientôt la conquête complète de l'Espagne. C'est à eux que sont dus ces détails arabes qu'on rencontre dans des monuments de style roman ou ogival. Il résulta de ce mélange de l'architecture arabe et chrétienne un style particulier, dit mudejar, qui persista pendant fort longtemps en Espagne, et dont les traditions ne sont pas encore perdues. Il suffit d'observer certaines constructions modernes de Séville, pour s'en convaincre.

Monuments arabes de Séville Séville est, comme Tolède, bien qu'à un point de vue un peu différent, une cité où l'influence arabe se retrouve à chaque pas. L'archi­tecture de la plupart des maisons modernes est arabe ; les danses et la musique populaire également arabes. L'influence du sang arabe y est reconnaissable chez les femmes, surtout, à bien des détails.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 215

la figure # 139

Vue prise dans la salle des deux Sœurs ; d'après un dessin de O. Jones.

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section Auteurs classiques : Gustave Le Bon (1841-1931) :
La civilisation des Arabes (1884).

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Le plus ancien monument arabe de Séville est la tour, nommée la Giralda. C'est un bel édifice carré, en briques roses, qui ressemble beaucoup au campanile de la place Saint-Marc, à Venise, et à la plupart des minarets de l'Afrique. Il est fort probable qu'elle fut le minaret de la mosquée que fit construire el Mansour en 1195.

La surface extérieure de la Giralda est couverte d'un réseau de sculptures et percée de fenêtres dont les unes sont à cintre outre-passé, les autres en ogives à festons. Elle était surmontée autrefois d'un globe de métal doré qu'on a remplacé par un clocher dominé par une statue représentant la Foi.

L'Alcazar de Séville est un ancien palais arabe dont la construction remonte à des époques différentes. Il a été commencé au onzième siècle, mais la plus grande partie du monument est du treizième. La façade fut construite par des ouvriers arabes sous le règne de Pierre le Cruel. Charles-Quint chercha aussi à embellir ce palais, mais il ne fit guère qu'y ajouter des ornements de style gréco-romain de fort mauvais goût.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 216

la figure # 140

Salle des Abencerrages, à l'Alhambra ; d'après un dessin de Murphy.

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La civilisation des Arabes (1884).

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Adopté comme demeure par les rois chrétiens, l'Alcazar de Séville est le seul monument de ce genre qu'ils aient épargné en Espagne. La riche ornementation polychrome des diverses salles, qu'on avait autrefois badigeonnées de chaux suivant la mode espagnole, mais que le duc de Montpensier a fait restaurer dans leur état primitif, donne une idée de ce qu'étaient les salles de l'Alhambra avant qu'on les eût, elles aussi, blanchies à la chaux. La cour des jeunes filles où, suivant la tradition, les rois maures de Séville recevaient chaque année les cent vierges que leur payaient en tribut les chrétiens, et la salle des Ambassadeurs, sont fort belles. Cette dernière, à l'exception d'un grand lustre de pacotille dont on a cru devoir l'orner, est une merveille. Ce n'est plus qu'à l'Alcazar de Séville qu'on peut étudier, en dehors de Damas et de quelques rares mosquées du Caire, ces plafonds de bois sculptés, peints et dorés qui feraient la gloire de nos plus somptueux palais.

Séville est certainement la plus vivante et la plus civilisée des villes de l'Espagne ; elle contraste étrangement, à ce point de vue, avec Grenade, qui a conservé toute la sauvagerie du moyen age et une haine singulièrement féroce de l'étranger.

Monuments arabes de Grenade C'est dans l'Alhambra (Kal' at el hamra, le chateau Rouge), palais du quatorzième siècle, que l'architecture arabe de l'Espagne se manifeste dans toute sa splendeur.

Édifié dans un des plus beaux sites su monde, au pied des cimes neigeuses de la Sierra-Nevada, sur une colline située à l'extrémité de la ville, il domine Grenade et les immenses et fertiles plaines de la Vega.

Vu du bas des rochers qu'il couronne l'Alhambra ne montre au dehors que des tours carrées de couleurs vermeilles, dont le sommet se profile sur le ciel bleu et dont la base émerge d'une épaisse verdure. Si l'on s'engage sous les voûtes sombres des arbres séculaires qui l'entourent, et qu'animent seuls le chant des oiseaux et le murmure cristallin de l'eau circulant dans des rigoles le long des sentiers, on arrive bientôt à l'entrée de ce palais célèbre, tant de fois chanté par les poètes et notamment par l'auteur des Orientales.

L'Alhambra ! l'Alhambra ! palais que les génies

Ont doré comme un rêve et rempli d'harmonies.

Forteresse aux créneaux festonnés et croulants

Où l'on entend la nuit de magiques syllabes,

Quand la lune, à travers les mille arceaux arabes,

Sème les murs de trèfles blancs.

Il serait inutile de tenter une description de l'Alhambra qui puisse en donner une idée précise. Le crayon seul peut le faire, et c'est à lui que nous avons recours. Les gravures que je mets sous les yeux du lecteur remplaceront avantageusement ce que nous pourrions dire.

Tout est vraiment remarquable dans ce palais, et l'on ne peut que s'extasier devant ses murs recouverts de superbes arabesques sculptées, ressemblant à de la dentelle, ses ogives festonnées, ses voûtes d'où pendent d'admirables stalactites autrefois recouvertes d'azur, de rouge et d'or.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 218

la figure # 141

Intérieur du cabinet de Lindaraja, à l’Alhambra.

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La civilisation des Arabes (1884).

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Comme beaucoup de palais arabes, l'Alhambra ne ressemble à aucun point de vue, aux édifices analogues de l'Europe. Il n'a point de façade, et son ornementation ne se montre qu'à l'intérieur. Tout y est merveilleux, mais tout y est petit. On n'y rencontre nulle part ces grandes salles solennelles, ennuyeuses et froides de nos palais européens faits pour exciter l'admiration des visiteurs aux dépens de la commodité de leurs habitants.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 219

la figure # 142

Cours des Lions, à l'Alhambra ; d'après une photographie.

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La civilisation des Arabes (1884).

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On reconstitue facilement la vie des souverains arabes, en étudiant l'Alhambra. De ses fenêtres, l’œil n'aperçoit que des horizons infinis, et ce n'est pas sans évoquer tout un monde de souvenirs qu'on erre dans ces jardins délicieux de Lindaraja, où les favorites des rois de Grenade, choisies parmi les plus séduisantes beautés de l'Occi­dent et de l'Orient, venaient chercher la fraicheur de bosquets toujours ombreux et respirer les parfums des fleurs les plus rares.

Entouré d'une cour d'artistes, de savants et de lettres qui étaient alors les plus illustres du monde, le possesseur de ces merveilles pouvait se dire que tous les souve­rains devaient envier son sort ; et, comme ce roi des Indes dont parle une légende, il eût pu écrire sur la porte de son palais : « S'il est un paradis sur la terre, c'est ici, c'est ici ! »

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 220

la figure # 143

Détails de l'une des fenêtres de la mosquée de l'Alhambra.

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La civilisation des Arabes (1884).

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La photographie et le dessin ont popularisé les parties les plus belles de l'Alham­bra : la cour des Lions, la salle des Deux-Soeurs, celles des Abencerrages, de la justice, sont maintenant célèbres. Les gravures que nous en donnons montreront aux lecteurs qui ne les connaitraient pas qu'elles ne sont pas au-dessous de leur réputation. La cour des Lions est surtout renommée. « Il est difficile, dit G. de Prangey, d'exprimer la sensation vraiment unique que l'on éprouve lorsqu'on pénètre du patio de l'Alberca dans la cour des Lions ; des galeries décorées d'arcades de toutes formes, découpées en festons et en stalactites, chargées de dentelles en stuc autrefois peintes et dorées, s'étendent de toutes parts, et l'œil n'aperçoit qu'une forêt de colonnettes isolées, accouplées, groupées, toujours élégantes, et au travers desquelles étincellent les eaux jaillissantes de la fontaine des Lions. »

C'est dans cette fontaine que, suivant la légende, tombèrent les trente-six têtes des Abencerrages. Une croyance populaire assure qu'on voit renaitre chaque nuit leurs ombres sanglantes et menaçantes. Quant aux lions de la fontaine, ce sont des êtres fantastiques n'ayant qu'une ressemblance assez vague avec un animal quelconque. Leurs formes sont anatomiquement trop imparfaites pour que cette imperfection n'ait pas été intentionnelle chez l'artiste : ce sont, comme on l'a fort bien dit, de simples caprices d'ornement.

Les visiteurs de l'Alhambra auxquels on apprend que tous les ornements qui décorent les murs de ce palais ne sont pas, comme au Caire ou dans l'Inde, sculptés dans la pierre, mais de simples moulures en platre, éprouvent d'abord un vif sentiment d'incrédulité. Il semble vraiment impossible, quand on examine les arêtes si vives de ces moulures, et leur surface polie, qu'elles ne soient pas taillées dans du marbre. Je n'ai pu croire que c'était simplement du platre, qu'après en avoir fait analyser un petit fragment. M. Friedel, de l'Institut, qui a bien voulu faire cette analyse pour moi, n'a pu y trouver que du sulfate de chaux. Le platre, mélangé sans doute à une petite proportion de matière organique, est donc bien l'élément fondamental avec lequel ont été fabriquées toutes les moulures de l'Alhambra ; mais il faut bien avouer que du platre qui a résisté pendant cinq siècles à toutes les intempéries, sans s'être jamais altéré, devait être travaillé avec une habileté bien grande. Je ne crois pas qu'aucun architecte européen se chargeat aujourd'hui de fabriquer des moulures en platre capa­ble de subir, sans se détériorer, toutes les injures du temps pendant une aussi longue période.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 221

la figure # 144

Alcazar de Ségovie ; d'après une photographie.

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La civilisation des Arabes (1884).

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On ne saurait invoquer, en faveur de la conservation des murs de l'Alhambra, le climat de l'Espagne, car les parties restaurées à des époques très postérieures aux Arabes sont déjà fort altérées. On les reconnait facilement du reste à l'absence d'arêtes vives, à leur surface bosselée et à leur aspect empaté.

Tous les artistes qui ont visité l'Alhambra ont parlé avec douleur de l'incroyable vandalisme avec lequel les Espagnols ont mutilé cette merveille. Sans parler de Charles-Quint qui en fit jeter à terre une partie pour édifier à sa place une lourde construction, tous les gouvernements l'ont traitée comme une veille ruine, bonne à être utilisée uniquement pour ses matériaux. « Les magnifiques plaques de faïence émaillée qui ornaient les salles étaient vendues, il y a quelques années encore, raconte M. Davilliers dans son livre sur l'Espagne, pour faire du ciment. La porte de bronze de la Mezquita a été vendue comme vieux cuivre ; les magnifiques portes de bois sculptées de la salle des Abencerrages ont servi de bois à brûler. Enfin, après qu'on eut vendu tout ce qui pouvait être enlevé dans l'Alhambra, on utilisa ses salles magni­fiques en les transformant en prison pour les forçats et en magasins à provisions. » Pour rendre le nettoyage des murs plus facile, on avait eu soin de recouvrir toutes les arabesques d'un épais lait de chaux. Cet ingénieux système d'ornementation, aussi cher aux Espagnols qu'aux Anglais, est d'un usage trop général chez certains peuples civilisés  pour ne pas correspondre à un véritable besoin. Ces surfaces blanches bien lisses plaisent à l’œil de beaucoup de personnes, et satisfont sans doute ce besoin d'égalité et d'uniformité banale qui envahit de plus en plus l'Europe.

Il n'y eut pendant longtemps que les artistes qui se plaignirent de la détérioration de l'Alhambra. À force cependant de répéter aux habitants de Grenade qu'ils possé­daient une merveille digne d'attirer les touristes, on s'est décidé à ménager ce qui restait de ce féerique palais. On a un peu gratté la couche de chaux appliquée sur les sculptures et commencé quelques restaurations. Elles sont assez bien dirigées, mais marchent avec une extrême lenteur. Les ouvriers capables de faire convenable­ment ces restaurations, assez simples pourtant quand on a les modèles sous les yeux, étant fort difficiles à trouver en Espagne.

Auprès de l'Alhambra se trouve un autre palais arabe, appelé le Généralif ; mais il a été trop badigeonné à la chaux pour qu'on puisse juger de ce qu'il était autrefois. Il n'a de remarquable que son jardin et ne mérite en aucune façon, suivant nous, les enthousiastes descriptions des guides des voyageurs.

Quant à la ville de Grenade en elle-même, je n'engagerai personne à la visiter après avoir lu les récits des poètes arabes qui en parlent comme « de la ville la plus ravissante que le soleil puisse jamais éclairer dans son cours, et le Damas de l'Andalousie. » J'ignore ce que pouvait être l'ancienne cité arabe, mais la Grenade d'aujourd'hui n'est qu'un grand village, triste et malpropre, n'ayant pour lui que d'être placé dans un des plus beaux sites du monde, et de posséder des monuments hors ligne, comme sa splendide cathédrale et son Alhambra. Les maisons actuelles de Grenade n'ont absolument aucun style, et quant aux riches couleurs dont elles seraient peintes, d'après d'illustres littérateurs modernes, je les ai cherchées avec un soin scrupuleux sans avoir réussi à les découvrir. Grenade est aujourd'hui une ville morte, dont l'aspect contraste singulièrement avec celui de la si vivante cité de Séville. Sa population est renommée pour ses sentiments peu hospitaliers ainsi que pour son ignorance et sa lourdeur. J'ai eu occasion d'observer ce fait assez caractéristique que les libraires sont aussi rares à Grenade que nombreux à Séville.

Dans l’édition papier de 1980

apparait à la page 223

la figure # 145

Alcazar de Ségovie ; d'après une photographie.

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Je ne pousserai pas plus loin cette brève énumération des principaux monuments arabes de l'Espagne ; si on y ajoute l'Alcazar de Ségovie, et quelques édifices que nous aurons occasion de représenter dans un autre chapitre en étudiant l'influence des Arabes en Europe, on aura un tableau suffisamment complet de ceux que l'Espagne possède encore aujourd'hui. Ce ne sont que de bien faibles épaves d'un passé brillant. Elles suffisent cependant, alors même que tous les travaux scientifiques et littéraires des Arabes auraient disparu, à nous donner une haute idée de la grandeur du peuple qui les a entrepris.



Un des rubis volés au roi arabe fut donné à un prince anglais par le souverain espagnol. Il orne aujourd'hui la couronne de la reine d'Angleterre qui se trouve déposée, avec les autres bijoux royaux, dans la « Crown Jewel Room » de la tour de Londres, où j'ai eu occasion de la voir.

Il est intéressant de comparer la profonde indifférence actuelle des Espagnols pour leurs objets d'art avec le culte des Italiens pour les mêmes objets. Les voyageurs qui ont visité Florence savent que toute une série de statues absolument uniques, telles que Persée, l'Enlèvement des Sabines, etc., sont exposées sur une place publique, à la portée de toutes les mains et respectées cependant par tout le monde. À Grenade, au contraire, j'ai eu occasion de constater qu'une des grandes dis­tractions des promeneurs le dimanche était de s'exercer à casser à coups de pierres les sculptures des ruines du palais de Charles-Quint. Lorsque je visitai l'Escurial, ce sombre palais de Philippe II, triste demeure qui peint le caractère espagnol de cette époque, comme l'Alhambra peint celui des Arabes, je fus frappé de voir toutes les peintures à fresque du rez-de-chaussée du cloitre horrible­ment rayées en tous sens, et en demandai l'explication au gardien. J'obtins cette réponse faite du ton le plus indifférent, que c'étaient les excursionnistes du dimanche qui s'amusaient à gratter les peintures avec leurs batons et leurs couteaux. La population florentine est certainement une des plus aimables du monde ; mais je crois cependant que des excursionnistes, qui se permettraient de pareilles fantaisies au palais Pitti, auraient des chances sérieuses d'être écorchés vifs ou lapidés sans miséricorde.

Je suis heureux d'avoir à ajouter à ce qui précède que le goût des choses d'art, au moins dans les classes éclairées, parait se relever un peu en Espagne. J'en trouve la preuve dans les deux magnifiques publications consacrées aux anciens monuments de la péninsule dont j'ai parlé dans mon introduction et que toutes les nations pourraient certainement envier.



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