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Les successeurs des Arabes.
Influence des Européens sur l’Orient
1. – Les successeurs des Arabes en Espagne
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Un des meilleurs moyens d'apprécier l'action bienfaisante ou nuisible exercée par un peuple sur un autre, est d'examiner l'état de ce dernier avant, pendant et après qu'il a été soumis à l'influence étrangère. Ce que furent les peuples envahis par les Arabes, avant et pendant leurs invasions, nous l'avons montré suffisamment. Ce qu'ils sont devenus, quand les Arabes disparurent de la scène du monde, il nous reste à le rechercher maintenant. Nous commencerons par l'Espagne.
Lorsque les chrétiens eurent reconquis Grenade, dernier foyer de l'islamisme en Europe, ils ne songèrent pas à imiter la tolérance qu'avaient professée à leur égard les Arabes pendant tant de siècles. Malgré les traités, ils les persécutèrent cruellement ; mais ce ne fut qu'au bout d'un siècle qu'ils prirent la résolution de les expulser totalement. Leur supériorité intellectuelle sur les Espagnols les maintenait, en dépit des persécutions, à la tête de toutes les industries ; et c'est justement que ces derniers les accusaient de s'être emparés de toutes les professions.
Le peuple réclamait simplement qu'on les chassat, mais le clergé était plus radical. Il voulait qu'on les tuat tous, sans exception, y compris les femmes, les vieillards et les enfants. Philippe II prit un moyen plus intermédiaire : il se borna, en 1610, à déclarer leur expulsion ; mais en donnant les ordres nécessaires pour que la plupart fussent massacrés avant d'avoir pu réussir à quitter l'Espagne. Les trois quarts environ furent en effet détruits.
L'expulsion et les massacres terminés, l'allégresse fut générale ; il semblait que l'Espagne allait entrer dans une ère nouvelle.
Une ère nouvelle était née, en effet. Cette destruction en bloc, unique dans l'histoire, eut des conséquences considérables. Nous en apprécierons mieux l'importance en remontant de quelques années en arrière et recherchant ce qu'était devenue l'Espagne après que la puissance politique des Arabes s'était éteinte.
Dès que les rivalités et les luttes intestines des musulmans eurent commencé à ébranler leur puissance en Espagne, les chrétiens, échappés à leur domination en se réfugiant dans des provinces montagneuses, entrevirent la possibilité de reconquérir leur ancien empire.
Leurs premières tentatives ne furent pas heureuses, mais leur ardeur religieuse était trop développée pour laisser place au découragement. Des luttes continuées pendant plusieurs siècles chez des hommes dont la guerre était l'unique préoccupation finirent par leur donner une habileté guerrière égale à celle des Arabes. Favorisés par les dissensions de ces derniers, ils réussirent, après de longues luttes, à fonder une série de petits royaumes qui s'agrandirent chaque jour et lorsqu'après huit siècles de combat la monarchie espagnole eut réussi à s'emparer de la capitale du dernier royaume arabe, celui de Grenade, et réuni toute la péninsule sous une seule main, elle se trouva presque immédiatement la première puissance militaire de l'Europe.
Les deux souverains qui succédèrent à Ferdinand, Charles-Quint et Philippe II, furent aussi habiles que leur prédécesseur. Le siècle qui s'écoula de la prise de Grenade à la mort de Philippe II fut pour l'Espagne une époque de grandeur qu'elle ne devait plus revoir.
Pendant toute cette période, les Arabes avaient été plus ou moins persécutés, mais enfin ils étaient restés, et leur supériorité intellectuelle leur avait fait jouer un rôle considérable. Les seuls savants, industriels et négociants du pays étaient recrutés parmi eux ; toute profession autre que celle de prêtre ou de guerrier étant profondément méprisée par les Espagnols.
La péninsule renfermait donc alors deux populations différentes contribuant par des voies fort diverses à sa grandeur : les chrétiens possesseurs de la puissance militaire, les Arabes détenteurs de toute la partie matérielle de la civilisation. Ces deux éléments sont indispensables ; car si la puissance militaire suffit pour fonder un empire, elle est impuissante à elle seule à le faire durer. Sa prospérité n'est possible qu'avec certains matériaux de civilisation, et ne se maintient qu'aussi longtemps que ces derniers subsistent.
Ce fut précisément ce qui arriva à l'Espagne après l'expulsion des Arabes. La décadence succéda à la grandeur, et d'autant plus rapidement qu'elle n'avait plus à sa tête les grands hommes de guerre qui s'étaient succédé pendant un siècle. Privée de puissance militaire et de civilisation, elle perdit tout à la fois
La décadence qui suivit l'expulsion et le massacre des Arabes fut tellement rapide et profonde, qu'on peut dire que l'histoire n'offre pas d'exemple d'un peuple descendu si bas dans un temps si court. Les sciences, les arts, l'agriculture, l'industrie et tout ce qui fait la grandeur d'une nation, disparurent rapidement. Les grandes fabriques se fermèrent, la terre cessa d'être cultivée, les campagnes devinrent désertes. Impuissantes à prospérer sans industrie ni agriculture, les villes se dépeuplèrent avec une rapidité effrayante. Madrid, qui avait 400 000 habitants, n'en eut bientôt plus que la moitié ; Séville, qui possédait 1 600 métiers faisant vivre 130 000 individus, n'en conserva que 300, et perdit, d'après le rapport même des cortès à Phillipe IV, les trois quarts de ses habitants. Sur 50 manufactures de laine, Tolède n'en garda que 13 ; les fabriques de soie, qui faisaient vivre, 40 000 personnes, disparurent totalement. Il en fut de même partout, et les plus grandes cités, telles que Cordoue, Ségovie, Burgos, devinrent bientôt presque désertes. Les rares manufactures restées debout après le départ des Arabes, disparurent elles-mêmes rapidement. Toutes les industries se perdirent à ce point que, lorsqu'au commencement du dix-huitième siècle, on voulut établir à Ségovie une manufacture de laine, il fallut faire venir des ouvriers de Hollande.
Dans l’édition papier de 1980 apparait à la page 465 la figure # 355 Chateau moderne de la Penha (Portugal), style hispano-arabe ; d'après une photographie téléchargeable
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Cette brusque disparition de l'industrie et de l'agriculture produisit nécessairement une misère profonde. L'Espagne tomba en peu d'années dans la plus complète décadence.
Tant de calamités détruisirent bientôt toute énergie et toute vitalité. Cet empire jadis si vaste, qu'on avait pu dire que le soleil ne s'y couchait jamais, serait tombé bientôt dans une noire barbarie s'il n'avait été sauvé par une domination étrangère. Complètement épuisé, il dut se résigner, pour vivre, à n'avoir plus à la tête du pouvoir, aussi bien qu'à celle de toutes les branches de l'administration, de l'industrie et du commerce, que des étrangers, Français, Italiens, Allemands, etc. La domination de Philippe V, petit-fils de Louis XIV, et l'administration entièrement étrangère qu'il se vit obligé, ainsi que ses successeurs, d'introduire en Espagne, ne purent d'ailleurs lui rendre qu'une vitalité apparente. Relever complètement le pays était chose impossible. L'Espagne compta des souverains remarquables, comme Charles III, posséda une prospérité factice à certains moments, lorsqu'elle fit venir des savants et des industriels du dehors ; mais ce fut en vain : on ne ressuscite pas les morts. Les Arabes avaient disparu, l'inquisition avait éliminé par une sélection répétée tout ce qui dépassait un peu la moyenne en intelligence. L'Espagne comptait encore des habitants, elle ne possédait plus d'hommes.
Dans l’édition papier de 1980 apparait à la page 466 la figure # 356 Bouclier de Philippe II d'Espagne ; d'après une photographie de Laurent. téléchargeable
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Tous les écrivains de l'époque ayant visité le pays sont unanimes pour reconnaitre à quel point était faible le niveau intellectuel de la nation. À la fin du dix-septième siècle l'ignorance était aussi générale que profonde. Dans ce pays, qui avait sous les Arabes éclairé le monde, il n'y avait plus une seule école où l'on enseignat les sciences physiques, naturelles et mathématiques. Un auteur espagnol, Campomanès, assure que jusqu'à 1776, il n'y avait pas dans toute la péninsule un chimiste capable de fabriquer les produits les plus simples. On n'y eût pas trouvé davantage un individu capable de construire un navire ou simplement une voile.
La terrible inquisition avait réussi dans son œuvre : il n'y avait plus dans toute l'Espagne d'autres livres que ceux de dévotion, et d'autres occupations que les choses religieuses. Les découvertes les plus considérables, celles de Newton, d'Harvey, etc., restaient complètement inconnues.
Un siècle et demi après la découverte de la circulation du sang, les médecins espagnols n'en avaient pas encore entendu parler. Le niveau de leurs connaissances est indiqué par ce fait curieux, qu'en 1760, quelques personnes ayant timidement proposé de déblayer les rues de Madrid des immondices dont elles étaient pleines et qui infectaient la ville, le corps médical protesta avec énergie, alléguant que leurs pères, hommes sages sachant ce qu'ils faisaient, ayant vécu dans l'ordure, on pouvait bien continuer à y vivre ; que déplacer les immondices serait, du reste, tenter une expérience dont les conséquences étaient impossibles à prévoir.
Les plus louables efforts n'ont pu relever ce malheureux pays. Aujourd'hui encore, il ne possède ni industrie, ni agriculture ; et, pour tout ce qui dépasse le niveau de la plus médiocre capacité, il doit s'adresser au dehors. Ce sont des étrangers qui dirigent ses fabriques, construisent ses chemins de fer, et lui fournissent jusqu'aux mécaniciens qui conduisent ses locomotives. Pour tout ce qui concerne les sciences et l'industrie, l'Espagne tire tout de l'étranger. Si capable que soit un gouvernement, il ne peut rien sur un tel état de choses. Qu'il soit libéral ou non, il n'importe. On ne peut gouverner sans l'opinion ; et, si peu avancé que puisse être un gouvernement espagnol le public le sera toujours moins que lui. L'Espagne possède les apparences extérieures de la civilisation, mais elle n'en a que les apparences, et l'ignorance y est aussi générale qu'au moyen age . Si l'inquisition y renaissait aujourd'hui, elle aurait toutes les couches profondes de la nation pour elle. Le jugement sévère, mais juste, que portait sur ce pays le grand historien anglais Buckle, il y a quelques années, est vrai encore aujourd'hui, et le sera sans doute pendant bien longtemps encore.
« L'Espagne, dit-il, continue à dormir, paisible, insouciante, impassible, ne recevant aucune impression du reste du monde, et ne faisant aucune impression sur lui. Elle est là, à la pointe extrême du continent, masse énorme et inerte, dernier représentant des sentiments et des idées du moyen age. Et ce qui est le plus triste symptôme, c'est qu'elle est satisfaite de sa condition. Elle est la nation la plus arriérée de l'Europe, et pourtant elle se croit avancée. Elle est fière de tout ce qui devrait la faire rougir, fière de l'antiquité de ses opinions, fière de son orthodoxie, fière de la force de sa foi, fière de sa crédulité puérile et incommensurable, fière de sa répugnance à améliorer sa croyance ou ses coutumes, fière de sa haine pour les hérétiques, fière de la vigilance constante avec laquelle elle a déjoué tous leurs efforts pour s'établir légalement sur son sol. Toutes ces choses réunies produisent ce triste résultat auquel on donne le nom d'Espagne. »
2. - Les
successeurs des Arabes
en Égypte et en Orient
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Les successeurs des Arabes en Égypte et dans une grande partie de l'Orient, furent, comme on le sait, les Turcs.
Envisagés uniquement au point de vue politique, les Turcs eurent certainement leur époque de grandeur. Les sultans qui succédèrent aux empereurs et remplacèrent sur Sainte-Sophie, la croix grecque par le croissant, firent trembler pendant longtemps les plus redoutables souverains de l'Europe, et étendirent considérablement l'influence de l'islamisme. Mais leur puissance fut toujours exclusivement militaire. Aptes à fonder une grande monarchie, ils se montrèrent toujours impuissants à créer une civilisation. Leur suprême effort fut d'essayer de profiter de celle qu'ils avaient sous la main. Sciences, arts, industrie, commerce, ils ont tout emprunté aux Arabes. Dans toutes ces connaissances où brillèrent ces derniers, les Turcs n'ont jamais réalisé aucun progrès ; et, comme les peuples qui ne progressent pas reculent fatalement, l'heure de la décadence a bientôt sonné pour eux.
La fin de l'histoire de la civilisation des Arabes en Orient date du jour où le sort des armes fit tomber leur empire entre les mains des Turcs. Ils continuèrent à vivre dans l'histoire par leur influence religieuse ; mais le niveau de civilisation qu'ils avaient atteint, les races qui leur succédèrent ne surent même pas le maintenir.
Ce fut surtout en Égypte que la décadence fut la plus profonde ; elle commença à l'époque où les victoires de Sélim en firent une province de l'empire ottoman. Les arts, les sciences et l'industrie s'éteignirent graduellement. Administrée par des gouverneurs qui changeaient souvent et ne songeaient qu'à s'enrichir promptement, l'Égypte, de même que toutes les provinces dépendant de Constantinople, ne fit que végéter ; l'ancienne splendeur disparut, aucun monument nouveau ne fut construit, les anciens cessèrent d'être entretenus, et il ne resta d'eux que ce que le temps voulut bien épargner.
Dans l’édition papier de 1980 apparait à la page 469 la figure # 357 Ancien bouclier en cuir d'un roi de Grenade ; d'après une photographie téléchargeable
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Personne n'ignore aujourd'hui ce que sont les provinces soumises à la Turquie, et il serait inutile de nous étendre longuement sur ce point. On peut résumer les plus impartiales appréciations en disant qu'un pays, sans administration aucune, ne serait pas plus mal gouverné. Les routes ne sont l'objet d'aucun entretien : mines, forêts, richesses agricoles sont entièrement abandonnées. Aux portes mêmes des plus grandes villes, Smyrne par exemple, le brigandage est général et il y a encore des pirates jusque dans la mer de Marmara et le Bosphore. Il ne faudrait pas tirer cependant de ce qui précède la conclusion que l'ensemble de la population de la Turquie soit, en aucune façon, inférieure à celle de l'Europe. La Turquie offre, en effet, ce contraste frappant, et que je m'étonne de n'avoir pas vu signalé ailleurs, d'une population présentant des qualités de premier ordre, alors que les classes dirigeantes lui sont moralement inférieures. C'est là précisément le contraire de ce qui s'observe en Occident. Le paysan et l'ouvrier turcs sont sobres, infatigables au travail, fort dévoués à leur famille, ne se rebutant jamais et supportant avec la plus philosophique résignation toutes les exactions d'une administration dépravée. Soldat, le Turc meurt à son poste sans reculer jamais. De solde cependant il n'en touche pas. Quelques haillons constituent ses vêtements, du pain et de l'eau sa nourriture. Un personnage militaire, qui les avait vus de près, m'assurait qu'on ne rencontrerait pas en Europe une armée capable de résister un seul jour dans des conditions semblables. Les Turcs sont des soldats les plus mal commandés de l'Europe, mais ils sont peut-être les meilleurs.
Dans l’édition papier de 1980 apparait à la page 470 la figure # 358 Marteau du portail de la cathédrale de Taragone ; style hispano-arabe. téléchargeable
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Ce que je viens de dire s'applique uniquement d'ailleurs aux Turcs proprement dits, et non assurément à toutes les populations des provinces asiatiques administrées par la Turquie. On y rencontre le plus souvent, surtout dans les villes, un mélange de races diverses, résidu abatardi de tous les envahisseurs qui depuis tant de siècles ont traversé ces contrées, et que le régime ottoman n'a fait qu'avilir davantage. Dans ce mélange inférieur, certaines qualités subsistent encore, mais le niveau de la moralité et du courage est descendu fort bas.
Dans cet Orient dégénéré il n'y a plus aujourd'hui qu'une puissance universellement respectée. Son nom, je l'ai entendu retentir partout, des rivages du Maroc au désert de l'Arabie, des plages du Bosphore aux sables de l'Éthiopie. À Constantinople, sous la coupole de Sainte-Sophie, à Jérusalem, au sommet de la colline où s'élevait le temple de Salomon, et jusque sous les voûtes sombres du Saint-Sépulcre ; en Égypte, depuis les Pyramides jusqu'aux ruines solitaires de la Thèbes aux cent portes. Il n'est pas de recoins où ce nom ne poursuive le voyageur. Priant, suppliant, mourant et renaissant sans cesse, jusqu'à ce qu'il s'évanouisse dans un murmure ironique ou plaintif. Il peut éclater comme une prière ou une menace, mais peut sonner aussi comme une espérance. Il est alors un talisman tout-puissant qui remplace les plus longs discours et avec lequel on est souverain maitre en Orient. Il suffit de le répéter d'une certaine façon pour voir les fronts se dérider, les courtisans se prosterner, les femmes prodiguer leurs plus charmants sourires. Avec ce mot magique, on obtient aisément ce que la toute-puissance du commandeur des croyants ne pourrait donner ; et il n'y a pas longtemps qu'un général européen n'a eu qu'à le prononcer pour gagner une bataille et devenir le maitre de cet empire des Pharaons, dont la conquête avait demandé jadis tout le génie de Napoléon. Cette divinité souveraine, dont la puissance dépasse celle du redoutable Allah et de son prophète Mahomet, et dont le nom est révéré aujourd'hui dans toutes les contrées où la Turquie domine s'appelle : BAKCHICH.
Les derniers successeurs des Arabes en Égypte. - L'Égypte n'est plus aujourd'hui sous la puissance des Turcs. Elle est tombée d'une façon très effective entre les mains commerciales de la puissante Angleterre. Les personnes au courant de la profonde misère où l'Inde est descendue aussitôt qu'elle a été soumise à la même domination, peuvent pressentir facilement le sort qui attend ce malheureux pays. J'ai déjà montré dans un précédent chapitre dans quelle détresse les spéculateurs européens avaient plongé les paysans égyptiens depuis quelques années ; mais cette misère était l'age d'or en comparaison de ce qui les attend. Le fellah va se trouver enveloppé comme l'Hindou dans un de ces engrenages méthodiques, formidables et calmes qui broient et pressurent en silence, jusqu'à ce qu'il ne reste absolument plus rien à extraire.
Quand aux anciens monuments arabes existant encore au Caire, ils paraissent destinés à subir le sort de ceux de l'Inde, c'est-à-dire à disparaitre rapidement pour faire place à des casernes ou autres constructions analogues. L'opération marche, du reste, avec une rapidité qui indique qu'elle ne sera pas longue sous les nouveaux maitres. Il faut lire les intéressants articles et mémoires de M. de Rhoné, attaché à la mission archéologique du Caire, pour avoir une idée des actes incroyables de vandalisme qui se commettent actuellement. Sous prétexte de rues à percer, de casernes à construire, des merveilles inimitables sont journellement démolies
3. - Les
successeurs des Arabes
dans l'Inde
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Les premiers successeurs des Arabes dans l'Inde furent les Mongols. Ces derniers héritèrent de la civilisation arabe, et s'ils ne surent pas la faire progresser, ils surent au moins l'utiliser. Sous leur domination l'immense péninsule fut riche et prospère.
Les héritiers des Mongols furent les Anglais. Ils ont civilisé le pays, c'est-à-dire l'ont doté de routes et de chemins de fer, destinés à faciliter son exploitation, mais le résultat final de la civilisation nouvelle a été de plonger le pays dans un degré de misère tel qu'on n'en a jamais observé de semblable dans aucune contrée du monde.
Plus pratiques que les Espagnols à l'égard des Arabes, les nouveaux maitres de l'Inde n'ont jamais songé à expulser les Hindous, et ont considéré comme beaucoup plus sage de les exploiter avec méthode. Si l'on ne juge qu'au point de vue commercial le système qui permet à quelques milliers de marchands de faire travailler pour eux des centaines de millions d'hommes, en le réduisant à une condition mille fois pire que l'esclavage, il est certainement digne de notre admiration. Jugé au point de vue de l'humanité, l'appréciation serait certainement un peu différente.
Dans l’édition papier de 1980 apparait à la page 473 la figure # 359 Place royale à Ispahan ; d'après un dessin de Coste. téléchargeable
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Appliqué avec rigueur dans l'Inde, l'ingénieux système colonisateur de l'Angleterre a immensément enrichi la métropole, mais ruiné d'une façon presque absolue les malheureux exploités. Après avoir fait remarquer que sous les rois indigènes les agriculteurs, qui forment dans l'Inde la caste la plus nombreuse, payaient seulement le sixième des produits du sol alors que sous les Anglais ils en paient moitié, M. Grandidier expose le fructueux système de l'expropriation pour non-paiements d'impôts, et ajoute : « Depuis longtemps ce système a fait descendre la masse des laboureurs à un degré qui n'en admet pas de plus infime. »
L'état de l'Inde sous les Anglais a été parfaitement étudié récemment par un Anglais, M. Hyndman. Après avoir montré d'une part que l'Angleterre accable d'impôts les indigènes au point de les faire mourir de faim, de l'autre qu'elle a ruiné toutes leurs manufactures pour favoriser les importations anglaises, l'auteur que je viens de citer ajoute : « Nous marchons à une catastrophe sans pareille dans l'histoire du monde. » Cette prédiction peut sembler pessimiste ; elle ne l'est guère cependant quand on considère que dans la seule province de Madras il y a, suivant la statistique officielle, seize millions de pauvres. Les misérables habitants sont obligés non seulement d'entretenir une armée qui coûte plus de quatre cent millions, une administration qui en coûte cinquante, mais encore d'envoyer annuellement à l'Angleterre l'équivalent de cinq cents millions
4. - Rôle des Européens en Orient
Causes de leur insuccès
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Nous avons examiné déjà l'influence que l'Orient a jadis exercée sur l'Occident, par l'intermédiaire des Arabes : il ne sera pas inutile de rechercher maintenant celle qu'exercèrent à leur tour les européens sur les Orientaux.
L'observation démontrant que cette influence a toujours été nulle, il n'y aurait pas lieu de nous étendre sur ce sujet s'il n'était pas intéressant de rechercher les causes de la persistance caractéristique avec laquelle les Orientaux ont toujours repoussé la civilisation et les croyances venues de l'Occident, alors qu'ils ont accepté si facilement autrefois celles que leur apportaient les Arabes.
Parmi les raisons générales de l'impuissance des Européens à faire accepter leur civilisation par des peuples étrangers, il faut placer celle-ci : que cette civilisation est le produit de l'évolution d'un long passé, et que nous n'y sommes arrivés que d'une façon progressive en traversant une série d'étapes nécessaires. Vouloir obliger un peuple à franchir brusquement les échelons de cette série serait aussi chimérique que d'espérer d'amener un enfant à l'age mûr sans qu'il ait préalablement traversé la jeunesse.
Cette raison ne saurait cependant expliquer à elle seule le peu d'influence de notre civilisation sur les Orientaux ; car, parmi les éléments dont elle se compose, il en est d'assez simples pour être parfaitement adaptés à leurs besoins, et que cependant ils rejettent également. Notre insuccès si complet a donc encore d'autres motifs.
Parmi ces motifs se trouvent la complication excessive sous laquelle se présente notre civilisation, et les nombreux besoins factices qu'elle a fini par créer. Ces besoins factices, mais très impérieux, ont conduit l'Européen moderne à une agitation fiévreuse et à un travail considérable pour les satisfaire. Cette agitation et ce travail excessifs sont d'autant plus antipathiques aux Orientaux qu'ils n'ont aucun de nos besoins. Les nécessités matérielles d'un Oriental quelconque : Chinois, Arabe, Hindou, etc., sont très faibles. Avec un morceau d'étoffe pour vêtement, de l'eau et quelques dattes comme nourriture, un Arabe est content. Un Hindou ou un Chinois n'en demande pas davantage : un peu de riz et de thé leur suffit ; et leurs exigences en fait d'habitation ne sont pas plus grandes. La sobriété du Chinois, et son absence de besoins, jointes à son esprit industrieux, ont même produit ce résultat frappant, que toutes les fois qu'il vient faire concurrence aux ouvriers de nations qui se croient très supérieures, ces ouvriers sont obligés de lui céder la place. L'Amérique et l'Australie en sont réduites aujourd'hui à lui interdire leur territoire.
Cette différence entre les besoins des Orientaux et des Européens, la différence non moins grande entre leur mode de sentir et de penser, ont creusé entre eux un véritable abime. Les Asiatiques ne nous envient nullement notre civilisation ; et ce sont surtout ceux ayant visité l'Europe qui nous l'envient le moins. L'opinion qu'ils rapportent de ces voyages est tout autre que nous n'aimons le supposer. À les en croire, l'introduction de la civilisation européenne en Orient serait la pire des calamités. Ceux qui sont lettrés citent volontiers l'Inde comme exemple. Tous, du reste, sont unanimes à soutenir que les Orientaux sont beaucoup plus heureux, plus honnêtes et plus moraux que les Européens tant qu'ils ne se trouvent pas en contact avec ces derniers.
Mais si l'incompatibilité évidente qui existe entre le genre de vie, les idées et les sentiments des Orientaux et ceux des Européens est suffisante pour expliquer l'indifférence que les peuples de l'Orient éprouvent pour les bienfaits de notre civilisation, elle ne saurait suffire à expliquer la répulsion qu'ils ressentent à notre égard, et le mépris évident qu'ils professent pour nos institutions, nos croyances et notre morale.
Il serait inutile de dissimuler la cause de ces sentiments. Elle résulte simplement de la conduite à la fois astucieuse et cruelle des peuples civilisés vis-à-vis de ceux qui ne le sont pas ou ne le sont qu'à un degré plus ou moins faible.
À l'égard des peuples qui ne sont pas civilisés du tout, c'est-à-dire les sauvages, la conduite des Européens a eu pour résultat leur destruction rapide. En Amérique et en Océanie, la destinée du sauvage en contact avec l'homme civilisé a toujours été identique à celle du lapin à portée du fusil du chasseur. De sauvages, il n'y en aura bientôt nulle part ; les derniers Peaux-Rouges disparaissent, grace à la petite combinaison qui consiste à leur prendre leurs territoires de chasse, à les parquer dans des enclos où ils n'ont pas de quoi manger, et à les abattre ensuite comme des canards lorsque la faim les en fait sortir. En Océanie, les sauvages tendent également à disparaitre complètement ; et des peuplades entières, comme les Tasmaniens, ont été anéanties au point qu'il n'en est pas resté un seul représentant
Si les procédés des Européens, à l'égard des sauvages, ne sont pas tendres, leur conduite à l'égard des Orientaux civilisés, tels que les Chinois et les Hindous par exemple, n'est pas sensiblement meilleure. En faisant même abstraction de nos guerres dénuées de toute équité, nos procédés journaliers envers eux suffiraient à nous en faire d'irréconciliables ennemis. Quiconque a pénétré en Orient sait que le dernier des européens se croit tout permis . Quand l'Oriental n'est pas directement exploité, comme dans l'Inde, par des impôts qui lui ôtent son dernier morceau de pain, il l'est par des tromperies commerciales faites avec une absence de pudeur qui montre combien notre vernis d'hommes civilisés est faible. L'Européen en Orient perd toutes ses qualités et descend, comme moralité, bien au-dessous des peuples qu'il exploite. Si, dans leurs relations avec l'Orient, les marchands européens étaient jugés d'après les lois de leur pays, il en est peu qui échapperaient aux peines les plus infamantes.
Ce n'est donc pas sans raison que les Orientaux ont la plus pauvre idée du niveau de notre honnêteté et de notre morale. Le récit des relations de l'Europe civilisée avec la Chine au dix-neuvième siècle sera l'une des plus tristes pages de l'histoire de notre civilisation. Nos descendants sont peut-être appelés à l'expier chèrement un jour. Que pensera-t-on dans l'avenir de cette sanglante guerre, dite de l'opium, où la Chine se vit forcée à coups de canon d'accepter le poison que les Anglais avaient introduit chez elle et que le gouvernement chinois effrayé des dangers qui résultaient de son usage, voulait proscrire ? Aujourd'hui, ce commerce rapporte, il est vrai, cent cinquante millions par an à l'Angleterre ; mais, d'après les évaluations les plus modérées, celle du docteur Christlieb notamment, l'opium fait périr annuellement six cent mille Chinois. La sanglante guerre de l'opium, et le commerce forcé qui l'a suivie restent dans les souvenirs des Chinois comme un exemple destiné à enseigner à leurs enfants la valeur morale de ces Occidentaux qu'ils persistent, - est-ce bien injustement ? - à qualifier de barbares. Quand les missionnaires anglais veulent les convertir, ils leur répondent, au dire de l'auteur que je citais plus haut : « Quoi ! Vous nous empoisonnez pour nous détruire et vous venez après nous enseigner la vertu ! » Le Chinois a tort assurément en raisonnant ainsi, et ne comprend pas que l'Anglais possède héréditairement des maximes d'une morale spéciale fort rigide qu'il doit satisfaire, et satisfait en payant des missionnaires destinés à préparer l'Asiatique à la vie éternelle à laquelle le conduit rapidement l'opium qu'il lui vend.
Dans l’édition papier de 1980 apparait à la page 477 la figure # 360 Façade
principale de la mosquée du sultan Achmet, à Constantinople ; téléchargeable
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Les sentiments des Orientaux à l'égard des Européens ont frappé tous les voyageurs un peu observateurs. Je citerai parmi eux un diplomate distingué, ancien ministre plénipotentiaire, M. de Rochechouart. Après avoir fait remarquer, dans un ouvrage récent que « ce qui frappe le plus l'étranger, quand il met les pieds dans l'Inde, est le mépris de l'indigène pour ses maitres, » l'auteur ajoute qu'il en est de même en Chine : « Les domestiques des blancs, dit-il, sont pleins de honte vis-à-vis de leurs compatriotes d'être obligés de subir leur contact. »
Notre conduite justifie suffisamment la très vive répulsion qu'éprouvent pour nous les Orientaux. Je n'hésite pas à ajouter, du reste, en me plaçant, bien entendu, uniquement à leur point de vue, qu'alors même que nous nous serions montrés à leur égard des modèles de toutes les vertus, ils auraient tout intérêt à nous repousser et à étendre en tous sens la muraille qu'un souverain fort sage avait jadis batie sur les frontières du Céleste Empire. Ils n'ont que faire d'une civilisation adaptée à des idées, des sentiments, des besoins qui ne sont pas les leurs, et ont parfaitement raison de la rejeter. Quel intérêt pourraient-ils bien avoir, en effet, à renoncer à leurs institutions patriarcales, à leur existence heureuse et sans besoins, pour notre vie fiévreuse, nos luttes implacables, nos profondes inégalités sociales, le séjour misérable de l'usine et tous les besoins divers que les civilisations brillantes engendrent. Il s'est rencontré de par le monde une puissance orientale, le Japon, qui eut un jour la fatale idée de vouloir adopter notre civilisation. J'ai eu l'occasion de raconter ailleurs les résultats de cette expérience, et dans quel état de désorganisation elle avait jeté un pays jadis heureux et où, suivant l'expression de l'un des Européens chargés d'y installer cette civilisation factice « la condition de l'habitant était cent fois préférable à celle du travailleur besogneux, haletant, surmené, qui gagne péniblement sa vie dans les ateliers. »
Dans l’édition papier de 1980 apparait à la page 478 la figure # 361 Même mosquée que la précédente vue du côté du Bosphore ; d'après une photographie. téléchargeable
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Lorsque les Arabes conquirent l'Orient, ils ne pouvaient apporter de tels maux à leur suite. Les peuples envahis étaient des Orientaux comme eux, dont les sentiments, les besoins et les conditions d'existence étaient fort analogues aux leurs. Que l'Inde, la Perse, la haute Égypte fussent conquises par les Arabes, des Mongols ou même des Turcs, leurs habitants n'avaient pas à subir les modifications radicales qu'entraine avec elles l'adoption d'un civilisation moderne. Au contact des Européens, l'existence de toutes ces populations doit au contraire entièrement changer. Trop faibles pour entrer en concurrence avec eux, ils n'ont plus, comme l'Indou, d'autre destinée qu'une noire misère et les révolutions furieuses qu'un sombre désespoir engendre.
L'action désastreuse exercée aujourd'hui par les peuples de l'Occident sur ceux de l'Orient est suffisamment expliquée par ce qui précède. Pour justifier l'insatiable avidité des Européens il n'y a qu'un seul droit à invoquer, un seul, qui domine il est vrai l'histoire toute entière : le droit du plus fort. De toutes les croyances des vieux ages, celle en ce droit souverain est seule encore debout. Les nations modernes ont des préoccupations plus graves que de civiliser les autres peuples ; elles doivent d'abord songer à vivre. Avec la concurrence croissante des races, les droits qu'un peuple possède sont strictement en rapport avec le nombre de combattants et de canons dont il dispose. Nul ne peut espérer conserver aujourd'hui que ce qu'il est assez fort pour défendre. Ou vainqueur ou vaincu, ou gibier ou chasseur. Des temps modernes telle est la loi. Lorsqu'il s'agit de relations entre peuples, les mots de justice et d'équité perdent toute sanction, par suite toute valeur. Ce sont de vagues formules analogues aux protestations banales par lesquelles nos missives se terminent. Tout le monde les emploie ; elles ne trompent personne.
Les poètes nous parlent d'un age heureux nommé l'age d'or où une fraternité universelle aurait régné parmi les hommes. Il est douteux qu'un tel age ait jamais existé. Il est certain qu'il est évanoui pour toujours. Le vae victis du Brennus menaçant les Romains sur les ruines de Rome n'a jamais plus durement sonné qu'à l'heure présente. L'humanité est entrée dans un age de fer où tout ce qui est faible doit fatalement périr.
D'après un travail publié en 1882, par M. Lucas Malada, dans le « Boletin de la sociedad geografica de Madrid », l'Espagne dont la richesse agricole, sous les Arabes, était si grande, a aujourd'hui 45 pour cent de son sol presque entièrement improductif. 10 pour cent seulement sont encore très fertiles. Parmi les causes les plus importantes de cet état misérable se trouve le déboisement presque total de la péninsule par ses habitants.
À ne consulter que les chiffres bruts de la statistique, l'Espagne semblerait jouir depuis quelques années d'une prospérité remarquable. Les exportations, qui s'élevaient à 237 millions dans la moyenne décennale de 1860 à 1870, ont dépassé 500 millions dans la période 1870-1880 ; mais quand on soumet ces chiffres à l'analyse on découvre bientôt que les causes de cette progression sont tout à fait accidentelles. Elle résulte simplement, en effet, de ce que le phylloxéra ayant détruit plus du tiers du vignoble français, nos commerçants ont dû s'adresser à l'Espagne pour se procurer le vin qui leur manquait. De 1870 à 1882 le nombre d'hectolitres de vin envoyés par elle en France s'est élevé de 300,000 à 6 millions c'est-à-dire qu'en dix ans l'exportation espagnole des vins est devenus vingt fois plus forte. En 1881, la valeur des vins achetés par la France à l'Espagne s'est élevée à 264 millions.
Sur les 16,620,000 habitants que compte l'Espagne d'après le dernier recensement, 12 millions, c'est-à-dire les trois quarts d'après les documents officiels, ne savent ni lire ni écrire.
Il est difficile d'établir exactement ce que les financiers européens, les juifs surtout, ont soutiré en quelques années aux fellahs. Nous savons par des chiffres publiés par M. Van den Berg, en 1878, que, sur un montant de 1,397,175,000 francs, produit de cinq emprunts, les financiers avaient prélevé en pots de vin, commissions, etc., la modeste somme de 522 millions. 875 millions seulement sont entrés dans les caisses du gouvernement égyptien. Ce dernier a déjà payé depuis longtemps, rien qu'en intérêts, le montant de sa dette.
Les démolitions se font du reste d'une façon fort habile, et jamais le nom des nouveaux maitres de l'Égypte ne figure dans les ordres de destruction. Pour donner même une satisfaction apparente aux amateurs de l'archéologie, un règlement, inséré au Moniteur égyptien du 12 janvier 1883, porte « qu'on conservera les monuments historiques, religieux ou artistiques mais avec ce petit correctif ingénieux jusqu'à la reconstruction de leurs façades à l'alignement. » La reconstruction à l'alignement de façades de monuments, dont quelques-uns dépassent les dimensions de Notre-Dame de Paris, étant chose un peu compliquée, et le sens du mot « monuments historiques » pouvant être interprété à volonté, ce règlement conservateur n'a eu d'autres résultats que d'accélérer les démolitions. Malheureusement, pour les constructeurs de rues européennes et de casernes, on a voulu aller trop vite, et l'ordre d'abattre à la fois cinq des plus beaux monuments du Caire a produit de telles explosions d'indignation chez les artistes que les journaux anglais eux-mêmes ont dû réclamer et qu'il a fallu se résigner à suspendre l'opération. Ce ne fut pas sans difficulté, comme on peut en juger par la réponse suivante faite par le ministre des travaux publics, Ali Pacha Moubarek, à un comité de conservation : « A-t-on besoin de tant de monuments ? Quand on conserve un échantillon, cela ne suffit-il pas ? » argumentation ingénieuse qui conduirait à utiliser comme toile d'emballage les tableaux de Raphaël et de Rubens, sous prétexte qu'un échantillon de chacun d'eux suffirait. Du reste, ajoutait avec éloquence ce ministre, à propos de la magnifique porte de Zowaïleh devant laquelle on exécutait autrefois les criminels : « Nous ne voulons plus de ces souvenirs-là, et nous devons la détruire comme les Français ont détruit la Bastille. »
Les artistes désireux de contempler les restes de ces trésors d'architecture du Caire accumulés par mille ans de civilisation arabe feront bien de se hater, car bientôt ils auront totalement disparu. En échange de ces débris inutiles d'un autre age, justement méprisés par les commerçants, le peuple égyptien jouira de tous les bienfaits de la civilisation : il aura des belles casernes, de jolies chapelles protestantes, un nombre respectable de marchands de bibles et d'alcool, et des collections variées de clergymens.
La somme retirée depuis vingt ans de l'Inde par l'Angleterre est évaluée à dix milliards, sans compter l'argent dépensé pour entretenir les conquérants, dont chacun reçoit pour son séjour dans la colonie un traitement de ministre ou de souverain. Le séjour des fonctionnaires aux Indes est généralement limité à cinq ans, parce que l'on considère qu'après ce délai, ils doivent avoir réalisé une brillante fortune. Quant à la situation du pays, on peut en juger par le passage suivant de l'auteur anglais que je citais plus haut, M. Hyndman. « Chose effrayante, dit-il, les provinces du nord-ouest en étaient réduites à exporter leurs grains alors que trois cent mille personnes y mouraient de faim en quelques mois, » et il rappelle qu'en 1877, dans la seule présidence de Madras, neuf cent trente-cinq mille personnes sont mortes de faim, suivant les rapports officiels. Cette situation ne fait qu'empirer, car la fertilité du sol diminue rapidement par l'abus des cultures épuisantes que nécessitent les exigences des impôts.
Les chiffres produits par M. Hyndman et publiés dans la revue The Nineteenth century sous le titre : la Banqueroute de l'Inde n'ont pas été contestés. La seule réponse qui ait pu être faite pour justifier le tribut annuel de 500 millions que l'Angleterre extrait de l'Inde est celle donnée dans la Fortnightly Review que « cet argent n'est pour les peuples de l'Inde que le prix d'un gouvernement pacifique et régulier. » L'expression de « pacifique » appliquée à un régime qui fait mourir de faim en une année plus d'hommes que n'en ont jamais coûté les guerres les plus meurtrières paraitrait sans doute un peu exagérée aux Hindous.
Je renvoie le lecteur aux faits que j'ai rapportés dans mon dernier ouvrage, L'homme et les sociétés » (t. II, p. 91), relatifs à la conduite habituelle des blancs en Afrique et en Océanie, et je rappellerai seulement, en passant, le procédé ingénieux qu'emploient les capitaines de navires anglais pour se procurer des ouvriers dans les iles mélanésiennes. Il consiste simplement à attraper par quelque stratagème et notamment en leur prodiguant des démonstrations amicales, le plus grand nombre possible de naturels, à leur couper immédiatement le cou et à échanger avec des chefs de tribus rivales chaque tête contre un certain nombre d'ouvriers. Ces derniers sont engagés pour un temps très court, mais, bien entendu, on ne leur rend jamais ensuite leur liberté. Ce sont des faits analogues qui ont conduit le savant naturaliste de Quatrefages aux conclusions suivantes, dans son livre sur l'espèce humaine : « Au point de vue du respect de la vie humaine, dit-il, la race blanche européenne n'a rien à reprocher aux plus barbares. Qu'elle fasse un retour sur sa propre histoire et se souvienne de quelques-unes de ces guerres, de ces journées écrites en lettres de sang dans ses propres annales. Qu'elle n'oublie pas, surtout, sa conduite envers ses sœurs inférieures ; la dépopulation marquant chacun de ses pas autour du monde ; les massacres commis de sang-froid et souvent comme un jeu ; les chasses à l'homme organisées à la façon des chasses à la bête fauve ; les populations entières exterminées pour faire place à des colons européens ; et il faudra bien qu'elle avoue que si le respect de la vie humaine est une loi morale et universelle, aucune race ne l'a violée plus souvent et d'une plus effroyable façon qu'elle-même. »
J'engage les personnes qui voudraient connaitre l'opinion des Orientaux les plus éclairés sur les Européens à lire un remarquable article, publié en 1878 dans la Revue scientifique par M. Masana Maéda, commissaire général du Japon à la dernière grande exposition de Paris. Bien qu'obligé par sa position officielle et par la nationalité du journal dans lequel il écrivait, à voiler sa pensée, l'auteur s'exprime fort clairement. Après avoir expliqué la désastreuse influence exercée par les Anglais sur les Chinois dans le but unique de leur soutirer de l'argent, il montre qu'au Japon « les étrangers, soit à la ville, soit à la compagne, n'ont aucun respect pour tout ce qui les environne, et ne se font pas scrupule de dévaster la propriété d'autrui Ils ne font pas plus de cas des lois que des mœurs. »
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