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Commençons par dire que le roman, on ne sait pas trÈs bien ce que c’est. À propos de Beauté mon beau souci Arland écrivait: «Nouvelle ou roman? [] C’est une nouvelle qui soudain se transforme en roman»; et Robert Mallet: «À la limite du récit autobiographique, de la nouvelle et de l’essai. Certains pourront les considérer comme des ébauches de roman, d’autres comme des romans condensés.» Les «romans dans le creux de la main», signés Kawabata, étaient-ce romans ou nouvelles? La nouvelle cesse-t-elle à dix mille mots? le roman commence-t-il à cinquante mille, ainsi qu’on le suggÈre? (entre 10 001 et 49 mots, il s’agirait de longue nouvelle, puis de bref roman). DÈs 1776, un préfacier de Cazotte regrettait qu’on n’eÛt pas encore fixé «la dénomination particuliÈre de tant d’ouvrages connus sous le nom de romans depuis la renaissance des lettres en Europe. Si l’on veut bien y faire attention, ce mot, pour avoir été trop généralement appliqué, ne porte d’autre idée à l’esprit que celle d’ouvrage de pure invention.» Encore ne s’agit-il que du roman moderne, et en Europe. Si l’on regarde vers l’Inde, la Chine, le Japon, ou qu’on rÊve, avec E. M. Forster, à ces feux autour desquels nos ancÊtres écoutaient des histoires, force est d’avouer que la genÈse du roman est inextricablement mÊlée à celle des mythes et contes. Une évidence alors s’impose: «Le petit auditoire qui entoure un conteur [chinois] ne laisse passer rien de faux, d’invraisemblable ou d’ennuyeux» (R. Ruhlmann). Forster pense de mÊme: si l’auditoire de Néanderthal devine ce qui va se passer, il s’endort ou tue le récitant. «Nous pouvons nous faire une idée des périls encourus: il suffit de penser à la carriÈre de Shéhérazade, sensiblement plus tard.» Encore peut-on soutenir que les mythes sont connus d’avance, qu’on ne leur demande pas de surprendre; de rassurer plutôt, alors que les histoires laÃcisées doivent tenir en suspens. À quoi l’on répondrait que nous connaissons par cœur les contes de Perrault ou d’Andersen.
Certes, on peut expliquer le passage du mythe au roman: G. Dumézil l’a tenté dans La Saga de Hadingus. Du mythe au roman ; C. Lévi-Strauss, à la fin des Mythologiques . Pour celui-ci, le roman, contemporain de la musique, s’empare «des résidus déformalisés du mythe» et s’émancipe «des servitudes de la symétrie». Alors que la musique emprunte au mythe ses constructions formelles mais reste en mal de sens, le roman se construit d’un sens qui se désagrÈge lui-mÊme «par le dedans à mesure qu’il prolifÈre au dehors en raison du manque de plus en plus évident d’une charpente interne à quoi le nouveau roman tente de remédier par un étaiement externe, mais qui n’a plus rien à supporter». Une autre hypothÈse, élaborée par L. Goldmann à partir de G. Lukács et de R. Girard, voit dans la forme romanesque «la transposition sur le plan littéraire de la vie quotidienne dans la société individualiste née de la production pour le marché ». Alors que Lévi-Strauss regrette que le roman perde les structures formelles du mythe, Goldmann découvre une homologie rigoureuse entre la forme littéraire du roman et «la relation quotidienne des hommes avec les biens en général». Pour mieux justifier sa théorie, il affirme que la plupart des romanciers appartiennent aux couches moyennes; il s’avoue du reste en terrain mouvant: «il est probable que»; «ce schéma hypothéthique»; «l’hypothÈse que nous présentons»
1. Diversité dans la genÈse du roman
Quand, par choix (le cas du Japon) ou par force (le cas des colonies), un pays imite au XXe siÈcle l’art du roman européen, il s’agit d’emprunts qui ne nous renseignent en rien sur la genÈse du roman. Que Bajin et Mao-dun s’inspirent de Tolstoà et de Zola, Nagui, Naguib Mahfouz des Rougon-Macquart ou de Forsyte Saga c’est affaire d’influence, non de genÈse. Pour les mÊmes raisons, nous ne pouvons extrapoler à partir du roman américain. M. Saporta soutient qu’il s’est formé de trois éléments «qui sans cesse se recoupent et lui furent imposés à l’origine par les empreintes indélébiles de l’aventure pionniÈre, du puritanisme fondateur et de la dissidence inhérente à cette rupture inaugurale qu’est l’établissement d’Européens dans le Nouveau Monde, sans esprit de retour». La frontiÈre intérieure fut en effet aux Américains ce qu’aux Grecs la Méditerranée: Zane Grey, leur HomÈre. Si M. Saporta élucide (ou du moins éclaire) le contenu, le ton des romans américains, il ne nous permet nullement de comprendre oÙ, quand, comment nait le roman. Ceux-là également ne peuvent nous renseigner sur la ou les genÈses du roman qui bornent leur enquÊte aux œuvres européennes des temps modernes: moyennant quoi, il devient trop facile de relier la naissance du roman à celle du capitalisme marchand. Si, avec Watt, on présuppose que le roman, «forme littéraire neuve», commence avec Defoe, Richardson et Fielding, on peut conclure qu’il exprime l’assurance de la classe moyenne, et un certain état de la librairie, celui oÙ le roman coÛte de trois shillings à une guinée, quand bien des familles vivent un an (est-ce vivre?) sur six livres sterling. On peut alors conclure que le roman transpose l’individualisme bourgeois, celui qui accorde à l’originalité une valeur sans précédent: novel , ce serait «nouveauté». Mais Diderot voulait «qu’on trouvat un autre nom pour les ouvrages de Richardson, qui élÈvent l’esprit, qui touchent l’ame, qui respirent partout l’amour du bien, et qu’on appelle aussi des romans». De plus, les noms japonais du roman: monogatari, shisetsu, insistent étymologiquement non pas sur l’aspect de «nouvelleté» mais sur le caractÈre oral du genre, qui se trouve ainsi détaché de toute dépendance à l’égard du nouveau (et de l’imprimerie).
Faut-il donc refuser toute théorie des genres? Mais Tjokei Ferenc: «Sans la théorie des genres, ni l’histoire scientifique d’une littérature, ni une critique scientifique ne sont concevables.» En revanche, J. R. Hightower postule que la notion de genre «n’a aucun sens en tant que catégorie renfermant un seul échantillon». Plus judicieuse la pensée d’A. E. Kunst, selon qui il n’est nullement indispensable, pour obtenir Faulkner et Proust, d’imaginer des décennies, des siÈcles d’apprentissage: «Comment se fait-il que le Roman de Genji soit le début et non la fin de l’histoire littéraire du Japon? Si l’on donne tant d’importance aux raisons techniques, qu’y avait-il dans la langue japonaise qui lui permette d’emblée un état que les langues de l’Europe mirent neuf siÈcles à obtenir? Et si l’on donne aux raisons sociologiques tant d’importance, en quoi un homosexuel juif maladif ressemblerait-il au bas-bleu obstiné de Heian?» (noble dame Murasaki, auteur du Genji).
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