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UNITÉ ET VARIÉTÉ DANS LES DEUX DERNIERS SIÈCLES DE ROMAN

la littérature



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UNITÉ ET VARIÉTÉ DANS LES DEUX DERNIERS SIÈCLES DE ROMAN

(aperçu diachronique)



Les auteurs du nouveau roman ont beaucoup fait depuis une quinzaine d’années pour dessiner les grandes lignes de l’évolution du roman de Balzac à Butor. On serait tenté de montrer quelque scepticisme à l’égard de l’histoire du roman telle qu’ils la présentent parfois. Cela dit, et la part étant faite de ce qui relÈve de la publicité ou des nécessités de la polémique, il reste que, comme Robbe-Grillet l’a noté, «le nouveau roman aura eu en tout cas le mérite de faire prendre conscience à un public assez large [] d’une évolution générale du genre». De Balzac à Zola, de Zola à Proust, de Proust à Sartre, de Sartre à Butor, le roman a changé. Il a changé d’objet, de procédés, de desseins. Ses formes successives ont été en rapport avec les transformations de la société, quand ce n’était pas sous le coup des bouleversements de l’histoire; avec les progrÈs des autres arts, en particulier, du cinéma; avec l’influence croissante des romans étrangers. En mÊme temps, une sorte de malaise s’installait chez beaucoup de romanciers; depuis Bouvard et Pécuchet, ou bien depuis Paludes, on était entré dans ce qu’on a appelé depuis l’«Ãˆre du soupçon»:  il paraissait de plus en plus difficile de raconter avec aplomb une histoire captivante.

1. De Balzac à Zola

Le roman, miroir de la société

Déjà en son temps, Balzac avait proposé au roman des ambitions nouvelles. Dans le célÈbre avant-propos à La Comédie humaine (1842), il s’était proclamé l’historien des mœurs, décrivant Paris et la province, la noblesse et la bourgeoisie, l’armée et le clergé, la presse et l’édition. «La société française, disait-il, allait Être l’historien, je ne devais Être que le secrétaire.» De Balzac à Zola, et quelles que soient les différences qu’il comporte, le roman se propose d’Être comme le miroir du XIXe siÈcle. Waterloo est raconté dans Les Misérables, il l’avait été dans La Chartreuse de Parme. La révolution de 1848 était évoquée dans L’Éducation sentimentale. La Débacle de Zola décrivait la défaite de 1870. Les Goncourt s’affirmaient, eux aussi, les historiens du présent. Zola, qui considérait le roman comme une vaste enquÊte sur la nature et sur l’homme, voulait, dans ses Rougon-Macquart, «étudier tout le second Empire, peindre tout un age social».

De 1830 à 1890, la société française a changé, et ce changement se reflÈte dans le roman, Balzac avait donné aux usuriers un rôle considérable parce qu’en son temps le crédit n’était pas encore organisé; mais Zola, dans La Curée, évoquait les spéculations liées aux grands travaux d’urbanisme. Dans L’Argent, la spéculation boursiÈre l’emportait mÊme sur la spéculation fonciÈre. Zola a saisi, dans Au Bonheur des dames, un développement de l’économie auquel Balzac n’avait pu assister: l’élimination du petit commerce par les grands magasins. Surtout, de Balzac à Zola, on assiste, dans le roman, à la montée d’une force neuve, celle du peuple. Il était déjà présent dans l’œuvre de George Sand; il y avait, dans Les Misérables, un Paris qu’on ne trouve pas chez Balzac, celui qui, au XIXe siÈcle, faisait le coup de feu sur les barricades. Mais c’est L’Assommoir de Zola qui était le premier grand roman sur le peuple, et qui avait, disait Zola, «l’odeur du peuple». Germinal, quelques années plus tard, était le roman de la révolte populaire, le roman d’un peuple qui devenait, virtuellement, le moteur de l’histoire.

Sous le signe de l’épistémologie

Une immense carriÈre est ouverte au roman, dÈs lors qu’on le conçoit comme une description encyclopédique du réel; il n’est pas étonnant que les romanciers aient bonne conscience et que toutes leurs préfaces respirent une assurance tranquille: la création romanesque repose sur le «sol philosophique» d’un positivisme largement compris. Certes, il y a du romantisme et du mysticisme chez Balzac: le dynamisme de Zola contraste avec le pessimisme flaubertien. Le dessein encyclopédique prend mÊme, dans Bouvard et Pécuchet, un aspect dérisoire et caricatural qui fait de ce roman un des premiers symptômes de la crise du genre. Il est vrai aussi que, chez Hugo, la révolte populaire, loin d’Être, comme dans Germinal, le conflit de deux forces en présence, «la lutte du capital contre le travail», n’était qu’une sorte de sacrifice expiatoire qui annonçait le paradis de l’avenir. Mais, si l’on prend du recul, et tout en gardant à l’esprit ces différences, on voit que le romancier se comporte comme un savant historien qui domine son temps et qui l’envisage comme le domaine de sa compétence. Peu importe qu’il expose une crise ou qu’il raconte une vie, qu’il intervienne pour apporter des renseignements ou qu’il se réfugie dans l’impassibilité: ses lecteurs, et il le sait, s’instruisent en le lisant. Enfermés dans l’étroitesse de leur propre vie, et sans autre moyen de communication avec le dehors, ils brÛlent de connaitre la vie des autres et d’avoir des vues d’ensemble de cette époque qui est la leur, et dont ils ne perçoivent par eux-mÊmes qu’un secteur minuscule.

La structure des romans est en rapport avec cette sécurité épistémologique: un certain nombre d’événements sont présentés à la fois logiquement et chronologiquement. Le «retour en arriÈre» ne trahit guÈre la chronologie: il expose les causes. Chaque épisode est doucement penché vers le suivant. Le présent est expliqué par le passé, et il prépare l’avenir. C’est que le temps est pensé par le romancier comme le déploiement d’un systÈme d’explication. MÊme quand il se cache, le romancier est là, pour unifier, de son point de vue «divin», tous les incidents qu’il rapporte. Il est déterministe parce qu’il croit aux influences du milieu, mais surtout parce qu’il pense une vie comme un enchainement de circonstances. Le romancier s’arroge la mission du savant: connaitre le réel, et le faire connaitre en l’exposant.

Les vertus du romanesque

On ne lit pas un roman comme une encyclopédie. S’il présente une leçon de choses, ce doit Être à travers des aventures captivantes. Si soucieux qu’il fÛt de se comporter comme un savant, le romancier du siÈcle dernier n’oubliait jamais qu’il devait d’abord accaparer l’attention du lecteur. MÊme quand Zola, dans ses écrits théoriques, prétendait renoncer à l’«affabulation» pour présenter des «tranches de vie» ou des «documents humains», il gardait, dans la pratique, le souci de ménager une progression qui tint le lecteur en haleine. De Balzac à Zola, le roman présente souvent une construction dramatique, il expose un conflit fondé sur les données d’une intrigue et sur le heurt des caractÈres. Tout le siÈcle, d’ailleurs, est plein de ces conflits qui sont autant de magnifiques sujets de roman: conflits de la bourgeoisie et de l’aristocratie, de la pauvreté et de la richesse, du petit commerce et de la grande banque, du capital et du travail. Surtout, conflit du héros et du monde. De Julien Sorel à Lucien de Rubempré, de Rastignac à Frédéric Moreau, de Dominique aux Déracinés , le héros espÈre réaliser ses rÊves; à moins qu’il ne déplore d’y avoir échoué. Récit de cet affrontement des rÊves de la jeunesse et des rigueurs du monde véritable, le roman peut répondre aux besoins de romanesque en un temps oÙ chacun peut concevoir des espérances et désespÈre de les réaliser. De Balzac à Flaubert, des résonances tragiques viennent, comme des harmoniques, s’ajouter aux valeurs dramatiques. Le roman est dramatique parce qu’il est le lieu oÙ se déploient des passions ennemies; il prend un accent tragique dans la mesure oÙ la pauvreté de la vie renvoie à un rÊve qui ne s’est pas accompli. Au surplus, les romans imitent la vie; mais aussi (et Jules VallÈs avait assez déploré cette puissance du romanesque balzacien!), la vie imite les romans. Avec ses personnages, le romancier propose des modÈles de conduite à toute une génération. Est-il observateur ou visionnaire? Voilà bien un faux problÈme. Il s’inspire du monde de son temps, mais il l’agrandit, il l’exagÈre, il le dramatise. De Balzac à Zola, il invente et réussit à faire vivre les mythes nouveaux d’un monde en devenir.

2. De Zola à Proust

Crise du roman

Cette belle confiance dans les destinées du genre parait se tarir vers 1890. On a alors le sentiment que le roman n’a plus d’avenir, peut-Être parce qu’il a un trop beau passé. Le «sol philosophique» sur lequel reposait la création romanesque tend à s’effondrer. Le renouveau du spiritualisme, l’attrait pour la psychologie, l’apparition des valeurs du symbolisme conduisaient à remettre en question une conception qui avait prévalu de Balzac à Zola. Avec les minces ouvrages du Culte du moi, «petits romans idéologiques», «mémoires spirituels», «livrets métaphysiques», BarrÈs faisait le procÈs du roman traditionnel et annonçait les mépris futurs de Valéry et de Breton. Comment continuer à écrire des romans quand on affirme avoir plus de goÛt pour l’absolu que pour le contingent, et quand on rejette dans des Concordances, réduites à peu de chose, les données de la vie commune? Si BarrÈs rÊvait alors d’un «roman de la métaphysique», c’est que le monde n’était plus un champ oÙ faire affronter les passions, mais l’occasion d’une émotion ou d’une question, une invitation à s’interroger ou à rÊver. Et il est frappant qu’en 1894 Valéry lui aussi songeait à un roman philosophique, déclarant, dans une lettre à Gide, qu’il venait de relire Le Discours de la méthode et que c’était bien «le roman moderne comme il pourrait Être fait». La Soirée avec Monsieur Teste était le premier chapitre d’un tel roman: celui d’un héros de l’intellect. Et le Paludes d’André Gide était déjà un antiroman, l’histoire d’une idée, un livre qui contenait en lui «sa propre réfutation» et qui, disait l’auteur, «portait en lui-mÊme de quoi se nier, se supprimer lui-mÊme». Mais ces courts chefs-d’œuvre des princes de jeunesse n’ont brillé que fugitivement, et pour quelques initiés, dans le ciel littéraire de la derniÈre décennie du siÈcle. BarrÈs allait bien vite en revenir à de pesants romans.

L’évolution de l’idéologie appelait une métamorphose du roman. En mÊme temps, avec les attentats anarchistes, on voyait entrer en scÈne un type de bachelier qui se souciait moins d’obtenir une bonne position dans le monde que de transformer radicalement la société. BarrÈs l’avait bien compris dans un article au titre significatif: «Enfin, Balzac a vieilli!» On voyait à l’homme ambitieux succéder l’homme révolté. On se demandait quels seront les caractÈres qui allaient enfin paraitre dans le roman pour le renouveler. Ce fut un espoir déçu, en mÊme temps qu’une fausse alerte. Il fallait attendre quarante ans pour que le révolté pÛt devenir héros de roman, et pour que le public l’acceptat. En 1894, il ne suscitait que la réprobation. Il y avait d’ailleurs un hiatus entre la révolte anarchiste et l’idéologie de la fin du siÈcle, celle sur laquelle devait s’édifier le chef-d’œuvre de Proust: le héros est celui qui se donne pour mission non de transformer le monde dans le grand embrasement que prophétisait Germinal et que Claudel mettait en œuvre dans La Ville, mais de le comprendre, de déchiffrer les signes de l’art, de l’amour et de la mondanité.

Le roman et les avatars de l’idéologie

La crise du roman, au lendemain du naturalisme, avait consisté dans le refus d’une forme d’art qui reposait sur les bases de la philosophie positive. Mais, à partir de là, on assiste, et jusqu’en 1914, à une sorte d’affaissement dans la capacité d’invention. Les pesanteurs sociologiques ne laissent pas se déployer une littérature romanesque un peu ambitieuse. Valéry, Gide, Proust se taisent, ou parlent dans le désert. C’est l’époque des maitres officiels – France, Loti, Bourget, BarrÈs, Rolland – qui exercent une sorte de pontificat. C’est en partie contre eux que se dressera la N.R.F., qui fut, dans ses premiÈres années, une sorte d’académie du roman. Ces romanciers en vogue s’adressent à un public petit-bourgeois qui leur demande des leçons, ou plutôt des certitudes. Un peu plus, un peu moins, ils les lui proposent. Bourget s’est crispé sur des thÈses réactionnaires, BarrÈs entonnait les hymnes du nationalisme, et pendant que Loti, à travers ses voyages, modulait des lassitudes romantiques qui étaient devenues de vieilles rengaines, France agrémentait un idéal humanitaire et progressiste d’un soupçon d’ironie désabusée. Le roman était devenu le dépotoir des idéologies du temps. On avait voulu, par réaction contre les plates descriptions de maints romanciers naturalistes, réconcilier les idées et le roman, mais cela n’aboutissait, au milieu des séductions de la Belle Époque, qu’à des romans à thÈses, dont on a tout dit quand on a dit que c’étaient de mauvais romans, et, le plus souvent, de mauvaises thÈses.

Le naturalisme avait été la derniÈre grande école du roman. Passé 1890, ce n’est plus qu’un encombrement de formules diverses. Le roman hésite tous les ans entre l’autobiographie et l’étude scientifique, les impressions d’une ame délicate et les crudités d’une chronique parlementaire, l’analyse psychologique ou les fictions aimables. De Huysmans à Mirbeau et de Rosny à Jules Renard, on trouve bien une survivance de l’esthétique réaliste, mais leur réalisme se fait spiritualiste, poétique, ou symboliste. À côté du «roman naturiste», il y a le «roman romanesque», et bientôt le «roman collectif», pour peu qu’on s’avise de l’existence d’une psychologie des foules. Si variées que fussent les étiquettes, elles ne parvenaient guÈre à masquer la permanence des structures. Le roman, c’est un tableau de mœurs agrémenté d’une historiette. Jusqu’en 1914, il y a peu de tentatives pour en renouveler la structure et les ambitions: on pourrait citer celles de Jules Romains, avec Le Bourg régénéré ou Mort de quelqu’un. C’est seulement à la veille de la guerre qu’apparaissent des œuvres neuves, et l’on sait quelle heureuse rencontre de chefs-d’œuvre se produit en cette année 1913 (sans qu’on s’en soit beaucoup avisé sur le moment), qui, pour ne parler que du roman, voit paraitre Jean Barois de Roger Martin du Gard et Barnabooth de Valéry Larbaud, Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier et Du côté de chez Swann de Marcel Proust.

Approche gidienne du roman

C’est à la veille de la guerre que paraissaient aussi Les Caves du Vatican. Ce n’était encore qu’une sotie, mais elle constituait l’aboutissement provisoire d’une lente et prudente approche du roman. De L’Immoraliste à Isabelle, les récits gidiens mettaient en scÈne peu de personnages, peu d’événements, ils relataient, de façon sobre et dépouillée, une aventure spirituelle. C’est sous l’influence des chefs-d’œuvre de DostoÃevski que Gide, à la veille de la guerre, commençait à concevoir le roman comme une œuvre de vastes dimensions, présentant une multiplicité d’événements et de personnages. Les Caves étaient, sur le mode parodique, le premier avatar de ce roman d’aventures dont Jacques RiviÈre, en 1913, se faisait le théoricien. «Le roman, tel que je le reconnais ou l’imagine, notait Gide de son côté, comporte une diversité de points de vue soumise à la diversité des personnages qu’il met en scÈne; c’est, par essence, une œuvre déconcentrée.» Un tel roman s’édifie aux antipodes des ambitions balzaciennes, car la «concurrence de l’état civil» n’est pas du tout son fait. Œuvre d’un romancier «introverti», Les Faux-Monnayeurs (1925) n’étaient qu’une «autobiographie du possible», la projection des inquiétudes et des obsessions de l’auteur. Grand livre manqué, sans doute, mais passionnant pour tous ceux qui s’intéressent aux problÈmes du roman, car on y assiste à la confrontation de l’esprit critique et de la création romanesque. Quand Gide suggérait que «l’histoire de l’œuvre, de sa gestation», serait «plus intéressante que l’œuvre elle-mÊme», était-ce l’écho d’un temps oÙ, comme le romancier n’a plus rien à dire, il lui reste à attirer l’attention sur la maniÈre dont il s’y prend pour ne rien dire? En tout cas, les déclarations de Gide ont suscité, ou rencontré, un engouement pour le roman du romancier en train d’écrire un roman qui, de La Somme romanesque de Léon Bopp aux BÊtises de Jacques Laurent, est une des directions du genre à notre époque. Sartre déclarait naguÈre qu’il y avait beau temps que ces jeux byzantins n’amusaient plus personne. Ils doivent bien au moins distraire les romanciers? On peut l’espérer pour eux!

Proust et la métamorphose du roman

C’est avec À la recherche du temps perdu que s’opÈre la métamorphose du genre. Proust en avait pleine conscience: dans une de ses lettres, il déclarait rechercher un éditeur susceptible de faire accepter des lecteurs «un livre qui, à vrai dire, ne ressemble pas du tout au classique roman». Livre nouveau, qui, délaissant la sacro-sainte intrigue, rendait compte de la totalité d’une expérience et qui, libéré de ses carcans, s’ouvrait à tout ce que les romanciers, jusque-là, étaient tentés de négliger, occupés qu’ils étaient à courir vers le dénouement. Ce qui devenait le sujet, c’était «le monde mÊme, dans son tissu de sensations et d’images». En mÊme temps, Proust retrouvait les perspectives d’un vaste roman initiatique: son héros passe par la double expérience du monde et de la passion, avant d’avoir accÈs à la lumiÈre de la révélation finale. La Recherche était l’histoire d’une vocation, donc le roman d’un roman, l’auteur achevant son livre au moment oÙ, la boucle étant bouclée, le narrateur commence le sien.

Entre le début et la fin, ainsi superposés, qu’y a-t-il, sinon une suite de rencontres à apprécier, de signes à interpréter? Le roman du XIXe siÈcle était fondé sur un conflit. Proust abolissait les conflits au profit d’une exigence d’élucidation. De Balzac à Zola, on montrait des héros à la conquÊte du monde; chez Proust, le monde n’était plus un bien à conquérir, mais une apparence à élucider. Le temps des héritiers était venu; celui des révoltés était différé. De Rastignac à Frédéric Moreau, la volonté de puissance avait décliné; de Frédéric Moreau au narrateur de la Recherche, l’affaiblissement de la convoitise allait de pair avec un renforcement de l’exigence intellectuelle: pour le héros, il s’agit de comprendre, non de posséder, d’assurer son salut, non d’asseoir sa domination.

3. Le roman de l’entre-deux-guerres

La littérature industrielle

Quand on parlait de crise du roman, vers 1900, c’était pour déplorer une mévente ou un marasme. En 1920, on se plaindrait plutôt de surproduction. Le succÈs du genre était lié à l’extension du public, c’est un phénomÈne économique et social autant qu’un phénomÈne littéraire. Il fallait à Zola quinze ou vingt ans pour vendre 150 000 exemplaires de L’Assommoir; ses succÈs de vente étaient pourtant, à l’époque, une donnée nouvelle. Mais, vers 1930, Bernard Grasset pouvait dire: «L’Ère des 100 000 est ouverte!» DÈs lors, l’éditeur tente sa chance avec des formules variées, tant il est difficile de prévoir l’accueil du public, et il lui reste à espérer le gros succÈs d’un de ses romans pour le dédommager de l’échec de tous les autres. Le développement des prix littéraires et de la publicité, l’organisation de plus en plus commerciale des maisons d’édition, l’apparition de la presse littéraire, tout cela crée un climat nouveau (n’oublions pas cependant que le succÈs de Bernanos, avec Sous le soleil de Satan, n’était dÛ qu’à trois ou quatre articles de bonne critique). Le succÈs des Nouvelles littéraires, dans les années vingt, est un phénomÈne significatif: chaque semaine, les interviews de F. LefÈvre donnaient la parole aux romanciers. Toute une surenchÈre s’installe dans les mœurs littéraires, et elle est liée à deux phénomÈnes: l’un, déjà dénoncé par Balzac dans Illusions perdues, c’est la commercialisation des produits de l’esprit; l’autre, c’est l’entrée dans l’Ère du vedettariat, et de ce côté-là, depuis 1920, les choses ne se sont pas améliorées.

La littérature romanesque n’est plus qu’un secteur privilégié dans une vaste industrie du roman. Si l’on s’en tient au «roman littéraire», on assiste à une sorte de dissolution des catégories esthétiques. Le roman prenait toutes les formes, et tout prenait la forme du roman. Il est devenu à la fois le genre Protée et le genre fourre-tout. Dans la production courante, l’évolution du genre n’est plus qu’une suite de modes qui, souvent, ne valent que pour une saison. Comment pourrait-on, sans arbitraire, opérer des classements? MÊme le populisme, vers 1930, n’a guÈre réussi à regrouper une génération, il n’a été qu’une formule parmi d’autres.

Le public de l’entre-deux-guerres reste un public bourgeois de culture moyenne: il vit, dans une période de malthusianisme, replié sur ses biens, accroché à ses principes d’économie, de sagesse, de prudence, mais, à la faveur de beaucoup de bouleversements ou de remises en question, il devient curieux de nouvelles façons de vivre ou de sentir. Il y a deux pôles au roman bourgeois de cette époque: le respect des institutions et un désir d’affranchissement. Le sujet de prédilection, c’est le conflit entre l’individu et la famille, entre le goÛt de l’indépendance et le respect des traditions. De la mÊme façon, le roman hésite entre les petitesses de la vie provinciale et l’air du large, car le lecteur est friand de ces œuvres oÙ, par personnage interposé, il découvre un monde qu’il ne peut encore explorer en touriste. Resserrement sur une ancienne vie française, mais déjà curiosité d’autres horizons, telles sont alors les voies du roman.

L’inquiétude et les itinéraires d’évasion

Il était naturel que, dans un monde secoué par la guerre et ébranlé par de nombreuses remises en question, l’on vit figurer des héros de l’inquiétude. Le mot de Valéry avait porté: on savait que les civilisations étaient mortelles. Le «pourquoi écrivez-vous?» des surréalistes, c’était, sous une forme agressive, la question des questions. Les conquÊtes de la pensée scientifique procédaient, en cette période d’évolution accélérée, à une remise en cause des notions qui avaient paru solides: du relativisme einsteinien à la mécanique ondulatoire, la raison avait renouvelé ses concepts en retrouvant, selon le mot de Bachelard, «sa fonction de turbulence et d’agressivité». La psychanalyse s’en prenait aux dogmes de la psychologie traditionnelle. Bref, bien des certitudes qu’on avait crues solides faisaient défaut. L’entrée dans la vie, ce n’était plus une conquÊte ou un combat; tout au plus, une installation provisoire. D’oÙ tous ces romans de l’adolescence et de la jeunesse: ils laissaient voir un nouveau mal du siÈcle, lié à une crise des valeurs. On commençait à entrer dans une civilisation de masse; l’Ère des individualités hors série paraissait close. Le héros des temps modernes, c’est un médiocre, un pauvre homme, souvent un adolescent prolongé, un schizophrÈne, tourmenté par sa timidité et ses névroses; il est souvent à la recherche d’un emploi, déjà tout à la fois intellectuel et chômeur; il n’a pour lui qu’une immense bonne volonté. On l’a reconnu, c’est Salavin.

Que faire en ce temps de désarroi et d’ennui, sinon partir, sinon rÊver? De Marc Chadourne à Pierre Mac Orlan, de Roland DorgelÈs à Paul Morand, combien de héros qui sont (avec des revenus souvent moins substantiels) des avatars de Barnabooth! Évasion géographique, mais aussi poétique. On est, depuis Le Grand Meaulnes, à la recherche du «domaine merveilleux»: par exemple, la chambre des Enfants terribles. Mais la grande voie du roman poétique – et la seule qui permit, à l’encontre des prouesses de Giraudoux, de maintenir un équilibre entre le récit et la poésie –, c’était celle du roman rustique, de ce que Thibaudet appelait «la paysannerie épique». De Pourrat à Bosco, de Ramuz à Giono, le roman des paysans a cessé d’Être un roman social pour devenir un poÈme, un mythe, un chant du monde.

Le retour au réel

C’est vers 1930 que «surgit et prolifÈre cette variété géante de l’espÈce roman» à laquelle on a donné le nom de «roman fleuve». DÈs les années vingt, Martin du Gard avait publié les premiers volumes de la fresque des Thibault , mais le projet ne prenait son ampleur qu’avec les trois gros volumes de L’Été 1914. Duhamel avec la Chronique des Pasquier , Jules Romains avec Les Hommes de bonne volonté prétendaient, à l’instar de Balzac et de Zola, représenter toute la société française au XXe siÈcle, que ce fÛt en racontant l’histoire d’une famille ou en inventant, comme Jules Romains, des techniques neuves. Mais ni les prouesses techniques ni la bonne volonté ne suffisent pour écrire des chefs-d’œuvre. Est-ce l’absence du génie personnel qui est en cause? ou le manque de relief de l’époque? à moins que ce ne soient les limites de l’horizon intellectuel de ces hommes de la génération de 1885. Quand une crise économique ravageait le monde occidental et que s’installaient des fascismes, les romanciers peignaient avec application la seule chose qu’ils connaissaient: la république des professeurs. Et ce qu’ils voulaient sauver, devant les menaces du monde moderne, c’étaient les valeurs d’un individualisme de bon ton. La bonne volonté n’était pas un idéal à la mesure des tempÊtes qu’on allait voir se déchainer.

Les romans de la condition humaine

Avec Céline, mais aussi avec Malraux, avec Saint-Exupéry, avec Aragon, on sort de l’univers qui fut celui des générations précédentes: à la sécurité bourgeoise et à la sérénité intellectuelle (fussent-elles déjà un peu ébranlées) succÈde un «comment vivre» dont l’urgence est soulignée par les menaces qui pÈsent sur le monde. «L’héroÃsme pour Malraux, note Gaëtan Picon, le courage et le devoir pour Saint-Exupéry, l’honneur chrétien et français pour Bernanos, la justice pour Aragon, la participation à la vie de la nature pour Giono, l’alternance pour Montherlant, toutes ces œuvres aboutissent à une formule salut, à une clef de la vie.» Violence des dénonciations de Céline, héroÃsme révolutionnaire, goÛt de trouver un refuge dans les complaisances du culte du moi ou les harmonies d’un chant du monde, tout cela témoigne des affres d’une culture bousculée par l’événement. Médecins des banlieues minables, prÊtres de campagne ou artisans de la révolution prolétarienne, tous ces héros présentent ce trait commun, qu’ils sont jetés les uns et les autres dans un monde de ténÈbres, oÙ la vie est une suite de risques, l’avenir incertain, l’horizon fermé. Les nouvelles techniques, qu’elles fussent inspirées de Joyce, du roman américain ou du procédé cinématographique du montage, venaient à la rescousse: la réalité n’est plus racontée, elle est présentée par bribes. C’en est fait d’un monde soumis aux lois de l’esprit exposées par l’auteur ou lentement conquises par le héros.

4. De «La Nausée» au nouveau roman

Le roman existentialiste, qui domine la production française entre La Nausée de Sartre, en 1938, et Les Mandarins de Simone de Beauvoir, en 1954, fait suite aux romans de la condition humaine. S’il y a une coupure, c’est entre une exaltation, romantique, héroÃque, poétique, et une sorte d’accablement et de prostration qu’on voit s’installer au moment de la guerre et de l’Occupation: la bombe de Hiroshima et les révélations qu’on eut bientôt de l’univers concentrationnaire ne pouvaient que les aggraver. DÈs les années trente, le lyrisme déchainé de Céline ou les dérisions ironiques de Queneau (et tous deux déjà s’en prenaient au langage) avaient constitué les linéaments d’un pré-existentialisme: tout ce que la vie a de sordide, de navrant ou d’absurde (de cocasse aussi) devenait la matiÈre privilégiée du roman.

La Nausée était un grand livre, à peine un roman, plutôt le compte rendu d’une expérience philosophique: la découverte d’une existence qui déborde, de toutes parts, l’esprit. Sartre, en mÊme temps, dénonçait le romanesque: «Quand on vit, il n’arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent, voilà tout.» Une des intuitions de La Nausée, c’est que notre existence ne peut jamais se dérouler sur le mode de l’existence romanesque. En un sens, La Nausée marquait peut-Être la fin du roman.



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